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Le rapport Lugano II

25 février 2013

susan_georgeJe vais prendre une petite pause de la série de billets que j’ai commencée sur le livre Zombie Economics de John Quiggan, mais j’y reviendrai. Je vais plutôt présenter un livre de Susan George, Cette fois, en finir avec la démocratie Le rapport Lugano II.

Ce livre est écrit sous la forme d’un roman. On peut lire à la quatrième de couverture :

«Une dizaine d’experts triés sur le volet par des commanditaires anonymes, mais ne faisant pas mystère de leur influence sur les affaires du monde, sont réunis dans une luxueuse villa sur les hauteurs du lac de Lugano, en Suisse. Ils ont pour mission de rédiger un rapport qui doit lui-même rester secret.»

Ces experts doivent répondre aux questions suivantes :

«Vivons-nous un enchaînement inévitable de crise, déclin et chute finale du monde occidental tel que nous l’avons connu, ou la gestation d’une “renaissance” du système capitaliste, qui en sortira renforcé ? Que pouvons-nous faire pour encourager cette renaissance ?»

Ce livre est divisé en deux parties. La première analyse la situation actuelle sous tous ses aspects et la deuxième s’attarde à répondre aux questions posées par leurs «mandants» (les commanditaires anonymes du monde des affaires).

Première partie

La première partie analyse donc la crise actuelle. On y parle aussi bien de l’environnement (réchauffement climatique, pollution, épuisement des ressources, pénuries d’eau et de nourriture, etc.), de la société (hausse des inégalités, chômage, mouvement Occupons, etc.), de la politique (austérité, rôle des institutions, dépenses publiques, dettes souveraines, etc.) et de finance (déréglementation, sociétés trop grosses pour faire faillite, risques inconsidérés, agences de notation, etc.). Ayant lu beaucoup sur la question, je n’ai pas appris grand chose, mais cette partie demeure une des meilleures vulgarisations que j’ai lues sur le sujet. Sur la finance, on peut lire cette réponse à la question de savoir pourquoi les banquiers n’ont pas vu venir la crise :

«La culture institutionnelle, pas seulement au FMI [Fonds monétaire international] mais chez tous les acteurs du secteur financier, et peut-être même dans les sociétés plus familières à nos mandants, y a certainement été pour quelque chose. La cupidité, l’excès de levier, le déficit de réglementation l’invention des produits douteux vendus comme produits AAA – tout cela a joué aussi.

Mais à la question «quelle a été la cause de la crise financière», la réponse la plus courte est de loin la meilleure : le poids de la finance est devenu totalement disproportionné par rapport au reste de l’économie. L’industrie a eu le dessous. Les produits financiers vendus frénétiquement aux fonds de pension, ou même aux petits investisseurs par leur conseiller de confiance à la banque, n’ont eu de valeur que tant qu’on a cru, en toute irrationalité, qu’ils en avaient.»

Que voilà un résumé succinct et juste des fondements de la crise! Son rappel que rien n’a de valeur tant qu’on ne croit pas qu’il en a est pour moi essentiel, surtout, mais pas uniquement, dans le monde de la finance.

Deuxième partie

Malgré la justesse de l’analyse contenue dans la première partie, j’ai de loin préféré la deuxième, dans laquelle l’auteure a produit un des textes les plus ironiques et les plus cyniques que j’ai lus sur le sujet. Je suis d’ailleurs parti à rire à de nombreuses reprises (il faut le faire, avec un sujet comme celui-là!). On aurait pu y voir un soupçon de conspirationnisme si l’auteure avait utilisée la forme d’un essai plutôt que d’un roman. Mais dans ce contexte, il ne s’agit que d’un artifice original pour appuyer son point de vue.

Comme je ne veux pas et ne peux pas parler de tous les aspects soulevés dans cette partie, je me contenterai de présenter quelques citations particulièrement savoureuses. Je rappelle que cette partie vise à répondre aux questions des mandants et à les conseiller sur les meilleurs moyens à prendre pour faire renaître le capitalisme.

– sur la religion, les médias et les livres

«La religion peut trop aisément devenir une source de troubles et de révolte quand les gens ont le sentiment que leurs choix «spirituels» sont violés, si stupides ou malavisées que puissent être en réalité leurs croyances. La pensée et l’expression sont faciles à maintenir dans les limites du raisonnable tant qu’on peut compter sur des médias dociles et non critiques, comme ils le sont presque tous aujourd’hui. La publication ne doit subir aucune entrave – il ne faut pas, répétons-le, attirer l’attention et la controverse par la censure, alors qu’il est si simple d’écrire des «best-sellers» qui saturent les libraires et célèbrent le mode de vie capitaliste, par exemple de multiples variantes modernes du thème «la pauvre fille épouse le prince» ou «l’inadapté que raillaient et houspillaient ses camarades de classe devient milliardaire»; ou encore les ouvrages de «développement personnel», genre très répandu dont le message est clair : lorsque quelqu’un ne se sent pas bien dans sa peau, c’est toujours de sa faute, jamais de celle du système dans lequel il vit et travaille.»

Que voilà un bon résumé des techniques de propagande que ne renierait pas Edward Bernays! Et l’allusion au livre Le secret m’a fait pouffer de rire!

– sur l’art de diviser et de détourner l’attention

«Tout ce qui concerne la sexualité, le corps ou la santé en général peut être judicieusement exploité quand il est urgent de détourner l’attention de questions graves ayant un impact général sur tous. Apprendre aux Français pendant la campagne des présidentielles 2012 qu’ils mangeaient sans le vouloir de la viande «halal» (abattue selon la loi coranique) nous a un peu reposés de problèmes comme le chômage, la rapide montée des inégalités ou la dégradation programmée de l’éducation, tout en donnant un avantage à l’extrême droite.»

Je vous laisse le soin de trouver des exemples correspondants de politique de division («wedge politics») du genre pour le Québec (entre autres, le même sur les produits «halal»!).

– sur la charité

«en échange de leur liberté, ce don précieux, les gens doivent se prendre en charge et n’attendre de l’État ni charité ni cadeau; il faut néanmoins encourager et apprécier les dons caritatifs, puisque la charité est un moyen de substituer le choix privé au service public»

J’ai bien aimé ce rappel du rôle de la charité, rappel qui correspond tout à fait à ce que j’avançais dans plusieurs billets écrits sur la question, notamment dans celui-ci

– sur l’uniformisation des politiques des partis

«Quel que soit le parti au pouvoir, les gouvernements de l’Union européenne sont moins progressistes qu’avant. C’est une tendance positive, et elle se traduit notamment par le déni des droits des migrants et l’ascension d’une «politique identitaire» qui se concentre sur des différences présumées d’ordre culturel, racial, ethnique, sexuel, religieux (notamment avec les musulmans) ou autres. Certains partis et mouvements encouragent l’hostilité franche et directe contre des boucs émissaires, parce qu’ils savent qu’alimenter la haine ethnique ou culturelle a toujours été un bon moyen de détourner l’attention des problèmes politiques sérieux. Ces tactiques ne sont plus la spécialité exclusive de l’extrême droite. Par conséquent, pour ce que nous entendons faire, le climat s’améliore, puisque tout ce qui sépare diverses catégories sociales et les empêche d’agir à l’unisson est bienvenu.»

Cette citation vient compléter celle que j’avais choisie plus tôt pour illustrer «l’art de diviser et de détourner l’attention». Ses références à l’uniformisation des politiques des partis (PLQ et PQ, par exemple) et à l’ascension d’une «politique identitaire» (PQ, surtout) me sont apparues très pertinentes pour le Québec…

Et alors…

J’ai adoré ce livre. Son contenu et son ton m’ont captivé. Le fait qu’il ait été écrit par une grande dame presque octogénaire (Susan George est née en juin 1934) qui a toujours été active dans des mouvements sociaux revendicateurs vient encore ajouter au plaisir de la lecture (ça ne devrait pas, mais c’est comme ça!).

Le contraste entre les deux parties du livre, la première très cinglante pour le secteur financier et les possédants, et la deuxième, cynique et ironique, m’a aussi séduit. Bref, un bon livre à lire!

13 commentaires leave one →
  1. david weber permalink
    25 février 2013 7 h 13 min

    Je m’excuse de changer de sujet mais cela fait un moment que vous discutez d’économie sur ce blog. Il n’y a pas d’athées sur ce blog ?

    http://journalmetro.com/opinions/courrier-des-lecteurs/263686/courrier-des-lecteurs-du-25-fevrier/

    Ce genre d’information ne fait réagir personne au Québec ?

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  2. 25 février 2013 9 h 12 min

    Y a-t-il un livre intitulé « Le Rapport Lugano I »? dont ce dernier livre en constitue la suite?

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  3. 25 février 2013 12 h 03 min

    « l’ascension d’une «politique identitaire» (PQ, surtout) »

    J’aurais plutôt pensé au Front National en France. N’est-ce pas un peu excessif d’attribuer au PQ le fait de vouloir mettre l’accent sur « des différences présumées d’ordre culturel, racial, ethnique, sexuel, religieux »? Ceci étant dit, je suis loin d’être en accord avec chacune de leurs propositions sur la laicité.

    Je me considère plutôt en phase avec la pensée de Gérard Bouchard sur ce sujet. J’ai commencé à lire son bouquin « L’interculturalisme ». J’ai été séduit lors son passage à TLMEP.

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  4. 25 février 2013 12 h 25 min

    Le bureau de la liberté de religion: 5 millions de $ gaspillés à des fins électoralistes.

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  5. 25 février 2013 13 h 21 min

    @Darwin

    « Je vous laisse le soin de trouver des exemples correspondants de politique de division »

    M. Bouchard en soulève d’ailleurs un bel lors de son passage : « […] il y a eu quelques cas d’accomodements, qui étaient des erreurs manifestes. Il y a eu des bourdes qui ont été commises mais ces bourdes-là ont été pesamment exploitées par les médias, magnifiées, si bien que les gens ont jugé les accomodements en référence avec ces bourdes-là. Ces bourdes-là n’étaient pas si nombreuses, on les compte quasiment sur les doigts de la main mais ce qui a fait penser qu’il y en avait plusieurs, c’est le travail de certains médias qui ont vraiment introduit des distorsions, qui ont magnifié ça et qui ont même inventé des choses à l’occasion. Alors, la population s’est émue de ça […] »

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  6. 25 février 2013 14 h 25 min

    Il y a une majorité d’athées qui lisent ce blog. C’est justement pourquoi on parle très peu de religion.

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  7. 25 février 2013 17 h 38 min

    @ david weber

    «cela fait un moment que vous discutez d’économie sur ce blog»

    C’est, je pense, une des particularités de ce blogue. Il y a quand même peu de blogues de gauche en économie.

    «Il n’y a pas d’athées sur ce blog ?»

    David Gendron m’a enlevé les mots de la bouche…

    «Ce genre d’information ne fait réagir personne au Québec ?»

    Bien sûr que cela fait réagir! J’ai lu plein de textes et d’opinions sur cette question. Pour écrire un billet, je cherche toujours un point de vue différent ou complémentaire à ce que je lis. Sur ce sujet, je n’ai rien d’original à ajouter.

    En fait, ce n’est pas tellement la création de cet organisme qui me fait réagir (comme bien d’autres), je n’ai rien comme tel contre la protection du droit des gens à pratiquer leur religion, mais plutôt contre l’alignement de ce gouvernement dans l’aide étrangère, domaine où il finance des organismes pro-vie et a annulé le financement des organismes qui aidaient les femmes à avorter ou à les informer sur le contrôle des naissances. Et, j’ai lu aussi plusieurs textes allant dans ce sens.

    Finalement, j’ajouterai que ce genre de sujet faisait plutôt partie des billets écrits par les autres auteurs de ce blogue. Malheureusement, je suis maintenant seul depuis un bout. Il n’est pas dit que je n’aborderai jamais ce sujet, mais je devrai pour cela trouver un angle qui n’a pas été abordé par d’autres.

    Merci quand même pour la suggestion!

    @ Mathieu Lemée

    «Y a-t-il un livre intitulé « Le Rapport Lugano I »? dont ce dernier livre en constitue la suite?»

    Oui, mais comme ce livre en parle beaucoup, je ne crois pas que je le lirai. Voici un compte rendu : http://www.alternatives-economiques.fr/le-rapport-lugano-susan-george_fr_art_137_14137.html.

    @ pseudovirtuose

    «J’aurais plutôt pensé au Front National en France.»

    Ce livre est assez collé sur la France. Je trouvais intéressant de montrer qu’on peut trouver des exemples ici.

    «N’est-ce pas un peu excessif d’attribuer au PQ le fait de vouloir mettre l’accent sur « des différences présumées d’ordre culturel, racial, ethnique, sexuel, religieux »? »

    Oui, peut-être excessif, mais j’ai fait le lien avec la «politique identitaire», qui peut bien sûr être moins excessive, mais qui adopte tout de même certains traits communs avec ce que décrit l’auteure. J’ai aussi pris soin d’ajouter «surtout» après «PQ».

    «Je me considère plutôt en phase avec la pensée de Gérard Bouchard sur ce sujet. »

    Moi aussi! Mais, le PQ rejette justement la laïcité ouverte…

    «J’ai commencé à lire son bouquin « L’interculturalisme ».»

    Il est dans ma liste de lecture, mais ça ne sera pas pour les prochaines semaines… Les extraits et critiques que j’ai lues semblent dire que le début est assez ardu. Et moi qui souffre avec tout texte sociologique, je sens que je vais avoir de la difficulté avec ce livre! Mais, bon, je vais sûrement lui donner une chance.

    «J’ai été séduit lors son passage à TLMEP.»

    Moi, bien avant! J’ai déjà assisté à quelques-unes de ses interventions à l’INM…

    «M. Bouchard en soulève d’ailleurs un bel lors de son passage»

    Oui, comme j’ai lu le rapport de la commission Bouchard-Taylor (la version plus courte, si je me souviens bien), je savais déjà que c’est sa position, que je partage!

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  8. david weber permalink
    26 février 2013 12 h 15 min

    @Darwin

    Bonjour Darwin,

    Dites moi, il se passe des choses « amusantes » chez vous…

     » Francophonie : quand le gouvernement québécois fait dans l’excès de zèle  »

    http://leplus.nouvelobs.com/contribution/789937-francophonie-quand-le-gouvernement-quebecois-fait-dans-l-exces-de-zele.html

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  9. david weber permalink
    26 février 2013 13 h 11 min

    Côté économie, nous avons cela, en ce moment, en France :

    http://www.huffingtonpost.fr/xavier-delucq/viande-cheval-ikea_b_2760523.html

    http://www.lemonde.fr/sante/article/2013/02/26/de-la-viande-d-ane-en-afrique-du-sud-vers-un-renforcement-des-sanctions-en-france_1839181_1651302.html

    Un des grands avantages de l’économie de marché c’est d’avoir une diversité de choix. Par exemple, le choix entre Findus, Picard ou Panzani…

    LOL !

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  10. 26 février 2013 17 h 57 min

    @ david weber

    «il se passe des choses « amusantes » chez vous…»

    C’est typique des médias. Ils présentent toujours les enjeux par les anecdotes plutôt que par le portrait d’ensemble. Bien sûr que ces interventions sont idiotes, mais elles représentent l’exception.

    «nous avons cela, en ce moment, en France :»

    Oui, j’ai lu…

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  11. Sortie 252 permalink
    8 mars 2013 20 h 58 min

    Savoureux, les exemples que vous tirez du livre!

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  12. 8 mars 2013 21 h 13 min

    Je trouve aussi!

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