Aller au contenu principal

Le mollo et le techno

28 Mai 2018

Avec son livre The Fuzzy and the Techie: Why the Liberal Arts Will Rule the Digital World (Le «mollo» et le techno : pourquoi les arts libéraux gouverneront le monde numérique), Scott Hartley, un entrepreneur capitaliste (c’est lui qui se qualifie de «venture capitalist»), «soutient que l’avenir des avancées technologiques viendra des diplômés universitaires qui se sont spécialisés dans les sciences sociales et humaines (les «mollos») plutôt que de ceux qui ont concentré leur formation dans des sciences dures (les technos)».

Note de l’auteur : Lui-même un «mollo» (diplômé en sciences politiques) ayant œuvré dans le secteur technologique toute sa vie, l’auteur est à même de constater à quel point les compétences des «mollos» (pour diplômé.es en «sciences molles», merci à Sylvie Dupont pour cette suggestion pour traduire «fuzzy»!) et des technos sont complémentaires et nécessaires dans notre monde où les technologies semblent vouloir prendre toute la place.

1. Le rôle du «mollo» dans un monde techno : L’auteur raconte l’anecdote d’une actrice qui a fondé avant la trentaine une entreprise fort rentable de logiciels dans le domaine de la santé, Katelyn Gleason. Elle explique comment ses compétences d’actrice l’ont aidée entre autres à convaincre des investisseurs à appuyer son entreprise. Montrant qu’il ne s’agit pas d’une exception, l’auteur donne ensuite de nombreux exemples de diplômé.es en philosophie, en littérature ou en droit qui ont pu se démarquer dans le secteur de la technologie. Il explique ensuite pourquoi les compétences en «sciences molles» sont essentielles dans le domaine de la technologie. Dans cette optique, il présente les compétences des diplômé.es en arts libéraux qui sont particulièrement utiles dans le domaine technologique (dont l’analyse du comportement humain) et montre avec des exemples concrets ce que ces compétences peuvent apporter à des innovations techniques (automobiles autonomes, utilisation de données massives, conception des réponses données par des robots sur des sites Internet, etc.).

En fait, comme la formation en arts libéraux est beaucoup moins spécialisée que celle en sciences pures et appliquées, elle permet de mieux s’adapter aux changements technologiques. «Une formation en arts libéraux ne consiste pas surtout dans l’apprentissage d’un emploi spécifique, mais vise plutôt à montrer comment apprendre à apprendre, et à aimer apprendre». Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas besoin de former des jeunes en sciences pures et appliquées, mais qu’on a autant besoin de les former dans les arts libéraux pour que les compétences des un.es et des autres se complètent.

2. Ajouter le facteur humain aux données massives : L’auteur raconte quelques anecdotes sur la contribution de diplômé.es en arts libéraux à la compréhension de données massives et à la programmation de logiciels utilisant l’intelligence artificielle dans les domaines militaire, du jeu (AlphaGo), de l’aviation, de la santé, de l’éducation et de la sécurité (prévention du terrorisme et du crime). Il montre aussi l’importance de bien comprendre les biais qu’on retrouve fréquemment dans les données massives, surtout quand leur source n’est pas probabiliste, ce qui est presque toujours le cas. Il explique aussi l’importance de combattre les biais de confirmation des analystes, de présenter les résultats de façon claire, de savoir bien écrire et de pouvoir travailler en équipe en mettant de l’avant les compétences sociales (notamment la coordination, la négociation et la persuasion), trop souvent négligées. Il s’agit du chapitre que j’ai préféré dans ce livre.

3. La démocratisation des outils technologiques : L’auteur décrit la contribution des «mollos» à la conception des données amassées par des satellites servant à la surveillance de bateaux (pêche et commerce illégaux, piratage, etc.) et à l’amélioration des prévisions météorologiques. Par ailleurs, avec la démocratisation des outils technologiques, ils peuvent concevoir de nouveaux services numériques sans avoir à se procurer l’infrastructure qui aurait auparavant été nécessaire, et, sans connaissances techniques spécialisées, créer des sites Internet, des prototypes et même des applications informatiques. L’auteur donne, comme à l’habitude, de nombreux exemples concrets de l’utilisation de ces outils.

4. Des algorithmes qui nous servent plutôt que de nous dominer : L’auteur raconte comment Katrina Lake a su utiliser efficacement les compétences de technos et de «mollos» pour fonder une entreprise d’aide au magasinage, Stitch Fix, dont les actifs sont maintenant évalués à environ 2 milliards $. Il poursuit avec d’autres exemples de services de base offerts par des algorithmes, appuyés par des «mollos» pour répondre aux demandes plus complexes. Ils ont aussi été sollicité.es pour corriger les commentaires du robot Tay (servant de gestionnaire de communauté sur Twitter) qui étaient devenus après moins d’une journée d’apprentissage aussi sexistes, racistes et intolérants que ceux des pires trolls… Ça, c’est de l’apprentissage très profond… ou très creux!)! L’auteur présente ensuite d’autres dérapages d’algorithmes laissés à eux-mêmes dans le secteur financier (parfois volontairement pour manipuler les marchés), les réseaux sociaux et les élections. Mais, il faut bien comprendre que l’intelligence artificielle et les algorithmes qui l’utilisent ne sont que des outils qui peuvent faire le meilleur comme le pire. Tout en s’en méfiant dans ses applications nocives, il ne faudrait surtout s’empêcher de les utiliser pour le meilleur. L’auteur donne d’autres exemples d’utilisations avantageuses à laquelle des «mollos» ont bien sûr participé.

5. Rendre notre technologie plus éthique : Nous avons cette fois droit à des exemples de collaboration entre technos et «mollos» pour produire des utilisations de la technologie qui peuvent vraiment être positives pour la population. Ces exemples abordent :

  • la lutte contre la concurrence pour accaparer notre attention (publicité, médias, réseaux sociaux, jeux, spectacles, sports, manifestations, etc.), concurrence qui résulte trop souvent en interruptions (courriels, alertes, etc.) et en distractions;
  • les choix par défaut offerts dans de nombreuses applications, choix qui orientent la décision des utilisateurs (voir notamment le livre Nudge, cité par l’auteur, dont j’ai parlé ici);
  • les moyens pour encourager des gens atteints de problèmes de santé à changer leur mode de vie ou à suivre des traitements.

6. Améliorer nos processus d’apprentissage : L’auteur montre l’importance de l’enseignement des compétences sociales et la piètre performance de la formation donnée uniquement à l’aide d’outils technologiques (dont l’enseignement sur Internet, comme les MOOC), s’ils ne sont pas accompagnés de tutorat par des humains. L’apprentissage mixte, combinant l’enseignement avec des outils technologiques et la présence d’enseignant.es, donne de bien meilleurs résultats que ces deux types d’apprentissages utilisés seuls. Comme d’habitude, l’auteur donne ensuite des exemples de différentes applications de l’apprentissage mixte.

7. Construire un monde meilleur : L’auteur donne d’autres exemples de la collaboration entre technos et «mollos» :

  • un réalisateur qui produit des films humanitaires à l’aide de la réalité virtuelle;
  • dans l’armée, pour éviter les «dommages collatéraux» (ouais…), mieux connaître la culture des terroristes et protéger le patrimoine artistique (reouais…);
  • pour combattre la pauvreté et la faim dans les pays pauvres (il ne m’a pas convaincu là non plus…);
  • pour rendre plus accessibles les données gouvernementales.

8. L’avenir des emplois : Face à l’automatisation des emplois, l’auteur avance que les compétences des «mollos» gagneront en importance, car ce sont les compétences relationnelles qui sont les moins vulnérables à l’automatisation. Il ajoute que les pertes d’emplois seront beaucoup moins élevées que certaines études le prévoient. Sa démonstration est pertinente, intéressante et solide. Et il conclut : «Les promesses de la technologie sont immenses, mais elles exigent la contribution des arts libéraux et que les «mollos» et les technos travaillent ensemble à la poursuite des objectifs des êtres humains».

Conclusion : Le partenariat va dans les deux sens : L’auteur récapitule les principaux constats des chapitres précédents et n’ajoute rien de vraiment différent.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Ne pas lire. Ce livre, envers lequel j’avais certaines attentes, ne les a pas satisfaites. Il est tout d’abord essentiellement formé d’anecdotes, parfois intéressantes, mais rapidement répétitives. Il ne contient que des histoires à succès, presque toutes financières et provenant du secteur privé. L’auteur chante les louanges de nombreuses personnes qui ont finalement contribué à l’hégémonie des GAFA (et même d’Airbnb…), sans jamais nuancer, ni mentionner de contribution négative ni d’échecs. Il aborde peu la phobie actuelle sur la supposée inutilité de l’enseignement des humanités, mais se contente d’une démonstration de son utilité, souvent avec des objectifs mercantiles, militaires ou de glorification du secteur privé (notamment en éducation), sans mentionner ses autres avantages pour la société et la démocratie. Cela dit, il a le mérite d’au moins parler de cet aspect de la formation en arts libéraux. C’est déjà ça, mais cette présentation m’a laissé sur ma faim et parfois fait rager.

Non seulement les 234 notes de ce livre sont à la fin (et couvrent 43 pages…), mais elles ne font que mentionner la page de la partie du texte à laquelle elles réfèrent, sans qu’il y ait d’indication de l’existence d’une note sur ces pages. Disons que je les ai rarement consultées. C’est vraiment la pire façon d’organiser des notes que j’ai vue dans un livre. Heureusement, je crois qu’elles ne contiennent que des références. Mais, c’est désagréable quand même…

Bon, on peut parfois se tromper dans nos choix de lecture!

2 commentaires leave one →
  1. Benton Fraser permalink
    29 Mai 2018 12 h 41 min

    J’ai l’habitude de dire que les sciences molles produisent de solides citoyens et que les sciences dures des citoyens mous!

    J’aime

  2. 29 Mai 2018 13 h 01 min

    Moi, j’ai une culture mixte de ce côté. Pas sûr si les bouts mous l’emportent sur les bouts solides!

    J’aime

Laisser un commentaire