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Les salaires et la productivité

14 décembre 2012

salaireJ’ai lu cette semaine un résumé en français du Rapport mondial sur les salaires 2012/13 de l’Organisation internationale du travail (OIT), «une agence spécialisée de l’ONU». On y trouve beaucoup d’information sur les tendances salariales un peu partout dans le monde. Le document commence en illustrant éloquemment que, de 2006 à 2011, les salaires ont stagné dans les économies développées, ont augmenté légèrement en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes, et ont connu une très forte croissance en Europe de l’Est et en Asie, surtout en Asie centrale.

Mais, ce qui a retenu le plus mon attention est la section qui examine le lien entre la croissance de la productivité et celle des salaires. Je rappelle que la théorie économique dominante prétend que les salaires et la productivité sont supposés croître au même rythme, comme nous le répétait encore récemment le Centre sur la productivité et la prospérité (CPP) d’HEC Montréal.

«Si les Québécois veulent voir leur salaire augmenter, ils n’auront d’autre choix que d’espérer que la province gagne en productivité»

La réalité est toutefois bien différente, comme on peut le voir sur le graphique suivant.

salaire1

On peut en effet constater que pendant que la productivité du travail augmentait dans les pays développés de près de 15 % entre 1999 et 2011, les salaires, eux, n’augmentaient que de 6 %, moins de la moitié! Ne serait-ce qu’un écart récent? Non! Le document donne quelques exemples qui remontent, comme bien souvent dans les tendances négatives pour les travailleurs, du début des années 1980, période qu’on associe aux débuts du néolibéralisme avec à l’avant-plan l’arrivée au pourvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis.

«En Allemagne, la productivité du travail a augmenté de presque un quart sur les deux décennies écoulées tandis que les salaires mensuels réels n’ont pas bougé.»

«Aux États-Unis, la productivité du travail réelle horaire dans le secteur des entreprises non agricoles a augmenté de 85 pour cent depuis 1980, tandis que la rémunération horaire réelle n’a augmenté que de 35 pour cent»

L’OIT n’est pas la seule à avoir observé cette tendance. Paul Krugman a justement publié un billet récemment sur le même phénomène, comme l’illustre ce graphique.

salaire2

Ce graphique explique avec plus de détail la citation du rapport de l’OIT. On peut voir que la part du travail est demeuré assez stable de 1947 à 1980, qu’elle a diminué jusqu’au deuxième mandat de Bill Clinton, période où elle a remonté sensiblement et a chuté a l’arrivée de George W Bush et a continué à diminuer depuis. Et ou va le reste? Essentiellement en profits pour les détenteurs de capitaux.

Une tendance mondiale...

Le rapport mentionne en plus que cette tendance ne se limite pas aux pays développés, mais s’observe dans les pays en émergence, dont en Chine. Les facteurs qui explique la baisse de la part du travail dans la production sont sensiblement les mêmes qui sont cités habituellement pour expliquer la hausse des inégalités : progrès technologique, mondialisation des échanges commerciaux, expansion des marchés financiers et baisse du taux de syndicalisation.

On vante souvent la baisse des salaires comme moyen pour favoriser la compétitivité des économies nationales. C’est une partie de la recette adoptée par l’Allemagne, qui a pu ainsi faire croître ses exportations et transformer son déficit commercial en surplus. Mais, si tous les pays adoptent cette stratégie, cet «avantage» disparaît, car tous les pays ne peuvent avoir des surplus dans leur commerce international. Au bout du compte, personne n’y gagnerait et les travailleurs de tous les pays se retrouveraient avec des baisses de salaires. Résultat de cette stratégie songée? Les revenus diminuent, la consommation fait de même et on se retrouve en récession.

C’est pourtant ce genre de «solution» que plusieurs états des États-Unis semblent vouloir adopter, comme on l’a vu cette semaine.

«Une nouvelle loi votée mardi par la Chambre des représentants de l’État et promulguée le jour même par le gouverneur Rick Snyder dispense les ouvriers d’une entreprise publique ou privée de l’obligation de payer les cotisations syndicales. Ainsi, seuls les membres syndiqués devront s’acquitter des cotisations. (…) Le Michigan est le 24e État à voter cette loi appelée « Right to work » (droit au travail). (…) Le gouverneur Rick Snyder assure que cette loi est nécessaire pour « maintenir notre avantage compétitif » et attirer de nouveaux emplois (…)»

Rien pour ralentir la tendance à la baisse de la part du travail dans la production…

Et alors…

La dernière partie du rapport de l’OIT aborde les solutions pour que les salaires recommencent à évoluer en fonction de la productivité. La première recommandation est exactement le contraire de ce qu’ont fait les 24 états des États-Unis dont j’ai parlé tantôt, soit de renforcer les syndicats! Des changements aux lois du travail pour faciliter la négociation collective et une hausse du salaire minimum contribueraient aussi à rétablir le lien entre la productivité et les salaires.

Les auteurs recommandent ensuite «une réforme et une remise en état des marchés financiers pour rétablir leur rôle dans l’orientation des ressources vers les investissements productifs et durables». Ensuite, il faudrait rééquilibrer «la taxation des revenus du capital et la taxation des revenus du travail.»

Dans les économies en développement, on devrait en plus favoriser l’emploi salarié et améliorer les services publics, tant du côté de l’éducation que de la santé et des services sociaux. Bref, aussi bien dans ces pays que dans les pays développés, il faudrait faire exactement le contraire de ce que les chantres de l’austérité recommandent!

8 commentaires leave one →
  1. 14 décembre 2012 5 h 56 min

    C’est un sophisme…

    Je dirais que c’est un peu la plus-value dont parlait Karl Marx. Si les salaires étaient aussi élévés que la production, il n’y aurait pas de profit…

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  2. 14 décembre 2012 6 h 37 min

    Non, car évoluer au même rythme ne veut pas dire être au même niveau.

    En 1999 (sur le graphique) il y avait du profit. Comme la productivité a augmenté plus vite que les salaires, les profits sont plus élevés. Même chose pour le graphique de Krugman. La part est passée de 65 % à 57 %. Mais, même à 65 %, il y avait du profit. Mais moins…

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  3. 14 décembre 2012 7 h 17 min

    L’important est que les revenus du 1% des plus nantis a explosé plus vite que la productivité!

    C’est quand même eux les investisseurs et « créateurs » d’emploi!!!!

    Signé:
    Un idiot utile

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  4. 14 décembre 2012 7 h 23 min

    Et créateurs de richesse, n’oublie pas!

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  5. 14 décembre 2012 10 h 22 min

    Bonjour Darwin,

    C’est peu être un mystère pour certains économistes de l’école de Chicago, mais pour moi!
    Trois choses à ce sujet.

    Premièrement, les économistes de l’école autrichienne voient les salaires comme un prix, donc sujets à l’offre et la demande. La productivité a certainement un impact majeur, mais n’explique pas tout. Lorsque la productivité s’améliore grâce au progrès technologique, quel est selon vous l’impact sur la demande pour certains types de main d’oeuvre?

    En fait, la demande de main d’oeuvre peu compétente s’est déplacée dans les pays en développement. Les travailleurs moins compétents ont donc vu leurs salaires croître bien moins vite que leur productivité. Les travailleurs qualifiés, qui eux maîtrisent la technologie, voient leurs revenus suivre, voire excéder, leurs gains de productivité.

    Deuxièmement, les économistes font souvent l’erreur de mesurer la productivité à partir des chiffres du PIB, mais de mesurer l’inflation (pour ajuster les salaires en dollars constants) avec l’IPC plutôt qu’avec les chiffres du PIB. Ça donne une différence significative sur le calcul et l’explication est logique, voir ceci:

    Salaires réels et productivité.

    Finalement, au cours des années 2000, nous avons observé une baisse substantielle des taux d’intérêt orchestrée par les banques centrales, laquelle a engendré un allongement de l’horizon temporel des entrepreneurs (i.e. comme le coût du capital diminue, l’allongement de la structure de production devient plus attrayant). Le résultat est que l’importance du capital physique augmente relativement au capital humain. Cela est bien démontré par le graph de Krugman ci-haut. Mais cela est une impossibilité dans un monde keynésien, où la structure des taux d’intérêt n’a aucun impact sur la composition des investissements, juste sur la quantité…

    Si on combine les trois explications ci-haut, on constate qu’il n’y a rien de bien mystérieux dans tout cela.

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  6. 14 décembre 2012 12 h 52 min

    @minarchiste

    Et pendant ce temps, l’écart entre le 1% des plus nantis ne cesse de grandir par rapport au 99% restant qui stagnent, et ce, malgré l’augmentation de la scolarité et de l’expertise depuis 30 ans.

    Pour citer Galilée: « Et pourtant, elle tourne! »

    P.S.: Si le libre marché était vraiment « libre », il y aurait équilibre, ce qui n’est pas le cas. Tout repose sur un rapport de force.

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  7. 14 décembre 2012 13 h 10 min

    @ Minarchiste

    «donc sujets à l’offre et la demande»

    Entre autres. D’où l’importance de la présence des syndicats pour renforcer le rapport de force des travailleurs face aux patrons (comme le dit benton65).

    «La productivité a certainement un impact majeur, mais n’explique pas tout.»

    Bien d’accord. La fixation des salaires dépend d’un grand nombre de facteurs, et la productivité n’en est qu’un.

    «la demande de main d’oeuvre peu compétente s’est déplacée dans les pays en développement»

    Cela n’est vrai que dans certains domaines, notamment dans le secteur manufacturier. Or la très grande majorité des emplois non spécialisés se retrouvent dans les services de proximité, non délocalisable. Voir cette étude de Statcan qui montre que ce sont les emplois des services qui exigent le plus de compétences qui sont les plus vulnérables à la délocalisation (notamment le tableau à la page 7), http://www.statcan.gc.ca/pub/75-001-x/2010110/pdf/11359-fra.pdf

    En plus, de nombreuses études des Etats-Unis (dont celles de David Autor) montre que ce sont les emplois intermédiaires qui ont le plus reculé aux Etats-Unis, tant en nombre qu’en salaires).

    «mais de mesurer l’inflation (pour ajuster les salaires en dollars constants) avec l’IPC plutôt qu’avec les chiffres du PIB»

    Là, je suis d’accord. Par contre, le graphique de Krugman fonctionnant avec des données courantes, je ne crois pas que cela change beaucoup de choses, sinon l’ampleur en raison des échelles différentes utilisées (même si vous ne le mentionnez pas, l’échelle sur votre graphique semble logarithmique). D’ailleurs, les mouvements que ce graphique montre correspondent à ceux qu’on voit sur votre graphique de Stephen Gordon : la courbe des salaires est passée sous celle de la productivité dans les années 1980, le mouvement à la baisse s’est accentué dans la première moitié des années 1990, la courbe a remonté dans la deuxième moitié des années 1990 pour repartir à diminuer dans les années 2000. Votre graphique se terminant vers 2006 (6), il ne peut capter la forte baisse plus récente.

    Pour celui de l’OIT, c’est dur à savoir, car il regroupe beaucoup de pays. Il faudrait faire le calcul. Si le graphique ne touche que des pays développés, le texte mentionne aussi la Chine. Il n’est donc pas clair que le changement d’indice changerait beaucoup de choses, certains pays étant avantagées, d’autres désavantagés.

    «dans un monde keynésien, où la structure des taux d’intérêt n’a aucun impact sur la composition des investissements»

    Disons que je vais laisser passer cet enfantillage pour cette fois…

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