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L’institutionnalisme et le concept de futurité

3 mars 2014

institutionnalismeDans le document sur l’enseignement de l’économie à l’université que j’ai commenté samedi dernier, Sylvie Morel fournit à la page 21 un lien vers un numéro de la Revue Interventions économiques consacré à John Commons. Je n’ai pas lu tous les articles, mais ai été attiré par l’un d’eux, Pourquoi l’économie est-elle nécessairement instituée ? Une réponse commonsienne à partir du concept de futurité, de Jean-Jacques Gislain.

J’ai déjà rédigé un billet sur l’institutionnalisme commonsien il y a près de quatre ans. Si les lectures que j’ai faites pour la rédaction de ce billet m’ont permis de comprendre quelque peu les bases sur lesquelles il repose, elles ne m’ont pas permis de bien en saisir toutes les nuances. Le texte que je présente dans ce billet va plus loin et élabore notamment sur un concept que je n’avais pas abordé dans le billet précédent, la futurité.

Économie et institutions

L’auteur débute son texte en remettant en question les concepts à la base des courants dits orthodoxes de la théorie économique, notamment la supposée rationalité parfaite des agents économiques (consommateurs, producteurs, travailleurs, etc.) qui les feraient agir comme des homo œconomicus. Avec de tels postulats, les néoclassiques considèrent que l’économie se régule d’elle-même et n’a donc pas besoin d’institutions pour ce faire. Or, on le sait, le monde néoclassique n’est qu’une vision de l’esprit qui ne s’observe nulle part dans le monde réel.

Il existe deux types d’approches institutionnelles. La première «se concentre sur la problématique de la «régulation» de l’économie par les institutions économiques», soit la correction du fonctionnement erratique de l’économie de marché. La deuxième considère les institutions comme le centre du fonctionnement de l’économie.

– approche de la régulation

Ce courant considère que l’économie «naturelle» des néoclassiques souffre de défaillances que des institutions peuvent corriger. Ces institutions peuvent être des lois, des règles, des coutumes ou des traditions mises en œuvre par des dispositifs «qui implantent et mettent en œuvre, par le consentement ou la contrainte, des modes d’organisation des transactions». L’auteur trouve cette approche peu satisfaisante :

«Le résultat global de ces théories néo-institutionnalistes est d’affaiblir le point fort de l’analyse néoclassique, sa théorie de l’action rationnelle, tout en ne fournissant pas une réelle théorie alternative « institutionnelle » puisque les « institutions » ne sont pensées que comme autant de « béquilles » du Marché, ce dernier demeurant le cadre analytique référentiel ultime.»

Pire, ces «béquilles», ne contestant pas le fonctionnement du capitalisme, participeraient à sa perpétuation.

– approche institutionnaliste de l’économie instituée

La deuxième approche institutionnaliste est bien différente : «l’économie est instituée et n’existe pas « avant » les institutions économiques (…) l’activité économique est une construction sociale et ce que l’on appelle « économie » est en fait l’œuvre des institutions économiques ». Dans cette optique, l’auteur distingue l’approche de Thorstein Veblen de celle de Commons. Comme j’ai présenté l’approche de Veblen dans un billet récent, je ne retiendrai pour cet exposé que la base de sa vision de l’économie, soit que l’économie repose sur un ensemble d’institutions dont la première est celle de la propriété (sans laquelle aucun échange ne peut se faire) et d’autres, comme la consommation et le loisir, «résultent d’une perversion des instincts de la nature humaine». Comme je l’ai soulevé dans mon billet sur Veblen, l’auteur trouve aussi que «La difficulté dans l’approche veblenienne réside dans son fondement qu’est sa théorie des instincts». Il dit : «ce concept d’instinct, même s’il n’est pas sans intérêt (Hodgson 2003), est un peu réducteur de la «nature humaine», alors que j’ai parlé de concept «confondant» et de résultat un peu grossier. L’auteur et moi nous rejoignons donc tout à fait!

Commons, lui, associe les transactions à des relations entre les hommes et non entre les hommes et la nature comme dans le courant néoclassique. La transaction ainsi définie est la base de sa conception de l’économie. Les institutions sont formées de règles de conduite établies par le groupe (local, régional, national ou international, selon le cas) pour contrôler (et non réguler) «les comportements des transacteurs individuels».

«Mais pourquoi l’économie est-elle ainsi instituée ? Commons fournit deux types de réponse, l’un lié au caractère conflictuel de la relation entre les hommes, l’autre relatif à une spécificité de l’activité humaine : son inscription dans la futurité.»

Les conflits dans les relations entre les hommes

Commons considère que le conflit est inhérent aux relations économiques, en premier lieu en raison «de la rareté relative des moyens de satisfaction des besoins». Pour se réaliser, l’activité économique doit donc pacifier les comportements conflictuels. Comme pour Veblen, l’institution de la propriété est «l’acte fondateur de l’économie réelle». Ensuite, les transactions de marchandage constituent en fait des transferts de droits de propriété basées sur le respect des conditions de la transaction. Le résultat de la transaction (prix et quantité) repose, lui, sur les rapports de force (persuasion, coercition, etc.), et non uniquement sur l’offre et la demande.

Ceci n’est bien sûr qu’une esquisse de la pensée féconde de Commons sur les transactions. L’auteur explique plus à fond les autres types de transactions, soit celles de direction (pour la production) et de répartition (des bénéfices et des charges). Mais, je dois passer au deuxième type de réponse de Commons sur l’institutionnalisation de l’économie, soit la futurité, sujet que je voulais aborder le plus à fond dans ce billet.

Futurité

Pour Commons, nos actions sont orientées vers le futur. Nous n’agissons pas en fonction du passé, mais d’objectifs à moyen ou long termes. L’action n’est ainsi pas causée par le passé, mais par la vision que nous avons des conséquences de nos actions. Il ne s’agit pas ici de l’équivalent des «anticipations rationnelles» des néoclassiques, associées au sciences physiques en fonction de pseudos lois économiques, mais «ce sont les espoirs et les craintes, les attentes et les précautions, la prévoyance et l’impatience, inscrites dans le futur qui déterminent ce qui sera fait dans le présent. (…) La futurité n’est donc pas le futur, ce qui arrivera, mais ce que l’acteur appréhende comme ce qui arriverait si ses attentes sur le monde n’étaient pas infirmées.».

Ce concept n’est pas évident à comprendre, surtout quand c’est la première fois dont on en entend parler. Je vais donc donner quelques exemples pour montrer ce que j’en ai retenu (en espérant ne pas le dénaturer). Ainsi, on choisira de poursuivre ses études en vue d’atteindre des objectifs futurs, que ce soit pour accéder à une profession qui nous attire, pour obtenir un revenu élevé, pour comprendre une discipline qui nous intéresse, ou simplement pour se développer. On travaillera en fonction du désir d’acheter une maison, de voyager, de prendre une retraite hâtive ou même de survivre. D’autres consacreront des heures d’entraînement dans le but d’obtenir une médaille olympique, ce qui ne veut pas dire qu’ils l’obtiendront… Mais, c’est en se projetant dans l’avenir qu’ils trouvent la motivation pour prendre les actions qu’ils jugent essentielles pour avoir une chance que cet avenir se réalise. Finalement, combien de fois ne demande-t-on pas à un enfant ce qu’il veut faire quand il sera grand et ne lui dit-on pas ce qu’il faut qu’il fasse dès maintenant pour améliorer ses possibilités d’atteindre son objectif? Et ce, sans aucune garantie, comme dans les exemples précédents, que cet objectif se réalisera…

En effet, cette futurité est pleine d’incertitude. Si les événements semblent ne pas se conformer à notre vision du futur (nos performances ne nous permettent pas d’envisager l’atteinte de notre vision), on pourra alors réajuster notre futurité. L’auteur exprime ainsi cette bifurcation : «Lorsque de nouvelles expériences prouvent que les effets attendus de l’action prescrite par une hypothèse habituelle ne sont pas conformes aux prédictions, la règle d’action est remise en cause par l’acteur (…) La futurité est donc toujours provisoire et ambulatoire; elle connaît un processus continuel d’adaptation évolutive»

Par ailleurs, la vision de l’avenir d’une personne dépend toujours en partie de l’action collective. Les possibles futurités d’une personne ne seront pas les mêmes selon son pays de naissance et selon le quartier où elle a grandi, selon les revenus de ses parents, selon le climat social et les services publics offerts dans sa collectivité. Ainsi, la futurité individuelle s’insère dans la futurité commune venant des interactions de la société et de ses institutions. Par exemple, Bill Gates serait sûrement inconnu s’il était né dans une famille pauvre africaine… et la décision de poursuivre ses études peut dépendre de l’aide apportée par l’État et du niveau des droits de scolarité (qui eux dépendent de la futurité commune visée par la communauté).

La futurité commune est donc des plus importante. Le spectre des possibles futurités individuelles et des actions de chaque personne dépend donc aussi de la configuration de la futurité commune. Dépendant du projet de société d’une communauté, chaque personne envisagera des futurités qui pourraient être différentes. Mais, pour cela, encore faut-il que notre communauté en ait un, projet de société, et que les actions communes y soient cohérentes. Bien des gens envisageront leur avenir différemment dans une société où on combat les gaz à effet de serre de façon cohérente (elle sera prête par exemple à faire plus d’efforts individuels et évitera les visions de son avenir qui vont à l’encontre de cet objectif) que dans une société où les actions communes cherchent à exploiter des domaines fortement émetteurs tout en prétendant viser une baisse de ces émissions! Dans ce cas, elle risque plus de se demander pourquoi elle devrait mettre de côté les visions plus émettrices (disons que je tente de donner des exemples près de l’actualité québécoise!).

Tous ces facteurs qui influencent les futurités individuelles sont en évolution constante. À l’opposé de l’équilibre statique propre au courant néoclassique, l’institutionnalisme observe l’évolution des institutions et donc des futurités communes qui n’ont, aujourd’hui, rien à voir avec celles d’hier. Or, une partie des futurités communes est aux mains de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Plutôt que de sécuriser notre futurité commune (dont dépendent en grande partie nos futurités individuelles), ce pouvoir le fragilise, comme on l’a vu et comme on le voit encore depuis de début de la crise actuelle. L’auteur avance même que «l’activité économique la plus néfaste pour l’institution de l’économie est l’activité dont les gains reposent sur une capacité à « troubler » la sécurité plus ou moins grande de la futurité des autres activités : la spéculation financière». Cette affirmation montre bien la pertinence bien actuelle du concept de futurité de Commons! L’auteur termine même son texte en montant que la hausse des inégalités joue un rôle important dans la fragilisation des futurités, même s’il le verbalise autrement :

«certains trans-acteurs bénéficient d’une sécurité de leurs anticipations qui leur assurent des gains et des positions capitalisables; réciproquement, d’autres trans-acteurs subissent l’insécurité futuristique et (donc souvent) une vulnérabilité économique les mettant à la merci de ceux qui contrôlent le mieux la futurité significative commune [que représentent] les institutions (capital productif) ou peuvent la déstabiliser à leurs fins (capital financier).»

Et alors…

Je n’avais jamais entendu parler du concept de futurité, en tout cas en ces termes. Pourtant, il correspond tellement aux comportements à la fois de nos sociétés et de ses citoyens qu’il est difficile de comprendre que les autres théories économiques aient pu le laisser de côté. Combien de fois n’ai-je pas remarqué que les discussions tournent souvent vers l’avenir, souvent en négligeant le présent? Cela fait sans conteste partie des comportements humains parmi les plus importants.

Je dois préciser que j’ai trouvé ce texte parfois ardu à lire, tant en raison de l’utilisation de termes et de concepts auxquels je ne suis pas familier (ce n’est pas la faute de l’auteur, car Commons est réputé pour la difficulté de ses écrits, tant sur le fond que sur la forme) qu’en raison des nombreuses coquilles grammaticales et même orthographiques dont il est parsemé. Je l’ai quand même trouvé relativement clair et surtout des plus intéressant.

En effet, ce texte m’a permis d’avancer encore un peu dans la compréhension de l’institutionnalisme commonsien, sans bien sûr en arriver à maîtriser tous ses concepts. Et, à chaque fois que j’en apprends plus, je réalise à quel point il est rafraîchissant de prendre connaissance d’une théorie économique qui correspond à la vraie vie!

3 commentaires leave one →
  1. Gilbert Boileau permalink
    3 mars 2014 14 h 02 min

    En effet. il est rafraîchissant de découvrir d’autres avenues aux pensées économiques. Si le passé est garant de l’avenir comme disaient nos prof … Les modèles économétriques souffrent de cette dépendance organique au passé … J’aime cette nouvelle approche de la futurité … Espérons que nos théoriciens vont en prendre conscience eux aussi.

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  2. 3 mars 2014 14 h 40 min

    «J’aime cette nouvelle approche de la futurité …»

    Je ne peux que réitérer mon étonnement que ce concept ne soit pas plus répandu.

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