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Budget : les bonnes intentions et les vraies affaires

6 juin 2014

budget_leitaoAu cours des dernières semaines, le trio terrible des commentateurs en politique économique de La Presse, soit André Pratte, Alain Dubuc et Francis Vailles, ont tous les trois écrit un texte déplorant la présence grandissante des inégalités dans notre société et le peu de mesures adoptées pour y faire face.

Les bonnes intentions

Le premier texte que j’ai retenu sur la question en est un publié par Francis Vailles en décembre dernier. Il y expliquait les causes de la montée des inégalités, mais rejetait toutes les solutions avancées par les Piketty et Saez de ce monde. Ce serait suicidaire de trop augmenter les impôts, disait-il… Ses seules suggestions étaient de rendre décisionnel (il est actuellement consultatif) le vote des actionnaires qui veulent diminuer le salaire des dirigeants et de retirer l’avantage fiscal des options d’achat. Je ne suis pas contre ces deux mesures, mais ce n’est pas avec elles qu’on va inverser la tendance actuelle aux inégalités. Dans une chronique plus récente, il répétait un peu la même chose, tout en rejetant les pistes de solution que Thomas Piketty a proposées dans son livre Le capital au XXIème siècle.

Dans un éditorial plus récent, en fait datant d’à peine une semaine, André Pratte s’inquiétait davantage que son collègue de la croissance des inégalités, notant que ce n’est pas que Thomas Piketty qui s’en préoccupe, mais aussi Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). Là, c’est sérieux! S’il saluait la prise de conscience de plus en plus généralisée sur cette situation dont les «conséquences pourraient être dramatiques», il se désolait que «les beaux discours n’ont pas débouché sur des gestes concrets». S’il ne proposait rien lui-même, on peut tout de même conclure qu’il souhaitait des mesures concrètes pour contrer ces inégalités aux conséquences dramatiques.

Moins d’un mois avant, un autre de ses collègues, Alain Dubuc, allait encore plus loin, parlant du fléau des inégalités. Lui aussi ne reposait pas ses craintes uniquement sur les données de Thomas Piketty, mais surtout sur une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui arrivait à la conclusion que «47 % de la nouvelle richesse s’est retrouvée entre les mains du 1 %» (comme je le mentionnais dans ce billet). Il allait encore plus loin que André Pratte, en précisant :

«Comment freiner le mouvement? L’OCDE suggère des pistes fiscales, pour éliminer les privilèges fiscaux, comme le traitement plus avantageux de certains revenus ou les déductions qui profitent davantage aux riches. Il faudra un changement de culture pour s’attaquer aux rémunérations excessives et accroître la concertation entre pays.»

N’en restant pas là, il concluait avec encore plus de force :

«Quand la majorité ne profite pas du progrès économique, en plus du problème de justice sociale que cela pose, ce sont les fondements même des sociétés comme la nôtre qui sont remis en question, le contrat social qui suppose que le travail doive être récompensé et que la finalité des efforts de création de richesse est de tendre vers une société meilleure et une amélioration des conditions de vie.»

On ne peut que conclure qu’il jugeait urgent d’appliquer au moins quelques-unes des suggestions de l’OCDE pour éviter la remise en question des «fondements même des sociétés comme la nôtre». Rappelons ici avec un peu plus de détails les recommandations de l’OCDE (énumérées dans ce communiqué de presse) :

  • Supprimer ou réduire un large éventail de déductions fiscales, crédits d’impôts et exonérations qui bénéficient de façon disproportionnée aux hauts revenus;
  • Traiter toutes les formes de rémunération comme des revenus ordinaires, y compris les avantages divers, les dispositifs d’intéressement et les options sur titres;
  • Envisager de modifier la structure fiscale afin d’accorder une plus large place aux impôts périodiques sur la propriété immobilière;
  • Examiner d’autres formes d’impôt sur le patrimoine, comme les droits de succession ;
  • Étudier des solutions en vue d’harmoniser l’imposition des revenus du capital et des revenus du travail;
  • Renforcer la transparence et la coopération internationale en matière de règles fiscales afin de réduire le chalandage fiscal (individus à hauts revenus et entreprises qui procèdent à des montages pour tirer profit d’une fiscalité plus favorable à l’étranger) et l’optimisation fiscale;
  • Élargir l’assiette de l’impôt sur le revenu, afin de réduire les possibilités d’évasion et, partant, l’élasticité du revenu imposable;
  • Concevoir des mesures visant à améliorer la transparence et la discipline fiscale, notamment en soutenant les efforts déployés à l’échelle internationale, sous l’égide de l’OCDE, pour garantir l’échange automatique de renseignements entre les administrations fiscales.

On voit qu’on n’a que l’embarras du choix!

Le budget Leitao

Or, qu’avons-nous trouvé parmi ces suggestions dans le budget du ministre des Finances, Carlos Leitao, déposé cette semaine? Rien? Pas tout à fait. Soyons juste, la réduction de l’application du fractionnement des revenus de pensions aux seules personnes âgées de 65 ans et plus peut être associée à la recommandation de l’OCDE de «Supprimer ou réduire un large éventail de déductions fiscales, crédits d’impôts et exonérations qui bénéficient de façon disproportionnée aux hauts revenus». Bon, là l’éventail est très, très limité, mais il demeure qu’on élimine ici en partie une mesure qui comme le directeur parlementaire du budget l’a bien montré, est sans contredit régressive. Cette initiative est d’autant plus limitée qu’elle n’élimine qu’une partie de cette mesure régressive, qu’elle ne rapportera que 52 millions $ et qu’elle ne compense même pas d’autres mesures contenues dans ce budget.

En effet, la hausse de la taxe sur les cigarettes, même si elle peut inciter à arrêter de fumer, est très régressive. Ainsi, même si les membres des ménages du quintile le plus pauvre dépensent moins en produits du tabac que les membres du quintile le plus riche (ce qui défait un mythe très répandu), soit 242 $ par année en moyenne en 2010 et 2011 par rapport à 342 $, selon le fichier cansim 203-0022 de Statistique Canada, ces achats représentent 1,0 % de leurs dépenses, quatre fois plus que chez les ménages les plus riches (0,27 %). Comme la hausse décrétée rapportera le double que la mesure précédente (de 90 à 120 millions $, selon les années), le résultat sera sûrement régressif.

Mais, peu importe ces petits détails, il est clair que ce budget n’a nullement considéré apporter le moindre adoucissement à la tendance à la hausse des inégalités, comme le souligne bien Philippe Viel, responsable des communications à Union des consommateurs :

«Les ménages de la classe moyenne et les familles à revenus modestes verront leurs dépenses s’alourdir par ces tarifs plus élevés [entres autres les frais de garde] et les hausses des taxes sur les cigarettes et l’alcool et ne verront en échange presqu’aucune bonification des sommes allouées pour les programmes sociaux: par exemple les mesures pour de nouveaux logements sociaux et pour lutter contre l’itinérance sont nettement insuffisantes. Et on s’attend au pire pour les taxes scolaires.»

Devant la grande importance que nos commentateurs de La Presse accorde à la question des inégalités, surtout André Pratte et Alain Dubuc, on s’imaginait que ceux-ci dénonceraient avec vigueur l’absence de mesures contenues dans ce budget pour éviter les «conséquences dramatiques» des inégalités et la remise en question des «fondements même des sociétés comme la nôtre»…

Les vraies affaires

En fait, on n’a pas du tout été surpris qu’aucun membre de notre trio de choc ne mentionne même la question des inégalités dans leur «analyse» du budget. Francis Vailles a préféré recycler le slogan de Margaret Thatcher (TINA, There is no alternative, ou on n’a pas le choix) en intitulant sa chronique «a-t-on vraiment le choix?». André Pratte félicite le gouvernement de sa chirurgie et partage son objectif de «mettre un terme au déficit structurel qui, si rien n’était fait, entraînerait le gouvernement du Québec au bord du précipice» (est-ce pire qu’une «conséquence dramatique»?) et souhaite que «les syndicats et autres groupes de pression fassent (…) preuve d’ouverture». Alain Dubuc, de son côté, considère que : «Il y a un très large consensus à cet égard [ramener rapidement et de façon ordonnée l’équilibre des finances publiques québécoises], tant dans la population qu’à l’Assemblée nationale». Bref, il n’a rien à redire au fait que ce budget n’apporte aucune solution à un problème qui selon lui, je le répète, remet en question les «fondements même des sociétés comme la nôtre».

On le voit, les grandes déclarations de leurs articles précédents ne visaient qu’à montrer leurs bonnes intentions. Quand on revient aux vraies affaires, comme baisser un déficit sans surtout enlever de privilèges aux plus riches, on oublie facilement les niaiseries comme les inégalités…

Et alors…

J’ai en fait pensé à ce billet en lisant l’éditorial d’André Pratte la semaine dernière. Comme j’étais certain que ce budget ne contiendrait rien de substantiel pour contrer les inégalités et tout aussi certain que notre trio terrible applaudirait n’importe quel budget libéral, j’ai commencé immédiatement à chercher des sources pour écrire ce billet. En fait, si André Pratte avait écrit sur le danger du réchauffement climatique, j’aurais simplement remplacé le thème de ce billet. En effet, nos trois sbires ont aussi déjà écrit pour nous ameuter contre les conséquences désastreuses du réchauffement climatique, à quel point ce serait épouvantable si on ne faisait rien… et n’ont bien sûr dit mot dans leurs analyses sur les conséquences négatives de ce budget à cet égard aussi, comme le souligne très éloquemment cette critique de Greenpeace.

On les connaît tellement, ces trois là, qu’on peut savoir à l’avance ce qu’ils écriront sur un budget dont on n’a aucune idée du contenu (un peu, quand même…). Si ce n’était pas si triste, j’en rirais!

10 commentaires leave one →
  1. 6 juin 2014 9 h 05 min

    Dans ce billet, je cite Philippe Viel, qui concluait en disant que «on s’attend au pire pour les taxes scolaires.».

    On voit déjà aujourd’hui que ce n’était pas une parole en l’air…

    «Le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Yves Bolduc, accepte que les commissions scolaires refilent aux contribuables la perte de revenus liée à l’abolition de la péréquation, une somme de 68 millions, ce qui, ajouté à l’effet des hausses des valeurs foncières, poussera les augmentations de la taxe scolaire bien au-delà de l’inflation dans plusieurs cas.»

    http://www.ledevoir.com/politique/quebec/410318/privees-de-perequation-les-commissions-scolaires-autorisees-a-hausser-les-taxes

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  2. Benton permalink
    6 juin 2014 13 h 24 min

    Je suis toujours étonné du mantra de nos trois stooges de La Presse qui ce résume: « Soyons conscient des problèms… et laissons les puissants de ce monde les régler! »

    C’est connu que le commun des mortels causent les financiers et que les puissants de ce monde n’y sont pour rien…

    Ce que j’ai retenu du budget, c’est que l’on coupe partout… sauf pour dérouler le tapis rouge juste qu’au nord québécois (en réalité pavé en asphalte) aux minières pour les aider a extraire nos richesses pour leurs bons profits. Remarquez qu’il nous reste le fameux « ruissellement » de la richesse…
    Je compreds la décision d’affaire des minières. Dans le temps, on exploitait une mine sur 40-50 ans, s’était avantageux pour les miniers de construire les infracstructures. Maintenant, avec les nouvelles technologies, ils exploitent une mine sur 15 ans, vaut mieux refiler la facture à l’esemble de la société.

    Il me semble que l’économie doit être au service du citoyen et non l’inverse….

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  3. 6 juin 2014 13 h 26 min

    «Il me semble que l’économie doit être au service du citoyen et non l’inverse…. »

    Ça devrait être le principe…

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  4. 9 juin 2014 8 h 54 min

    Comme leurs contradictions me donnent un peu mal au coeur, généralement, je m’abstiens de les lire, je dois avouer.

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  5. 9 juin 2014 9 h 40 min

    Je considère comme une obligation de les lire, même si ça ne me plaît pas! Disons que cette obligation s’arrête à eux et ne se rend pas aux MBC, Éric Duhaime et autres Johanne Marcotte de ce monde!

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  6. Richard Langelier permalink
    9 juin 2014 22 h 43 min

    J’ai été naïf au point de croire que Christine Lagarde présenterait des solutions aux inégalités à l’émission 24/60. Sarkosienne comme ça se peut pas! Philippe Couillard est bizarrement d’accord http://www.ledevoir.com/politique/quebec/410489/mesures-d-austerite-le-premier-ministre-couillard-d-accord-avec-lagarde .

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  7. 9 juin 2014 23 h 12 min

    Couillard prétend que sa «rigueur» et sa «vérité» ne sont pas de l’austérité. Il joue sur les mots. Tchèque ben la poursuite de la stagnation…

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  8. 10 juin 2014 11 h 02 min

    Vous penseriez quoi d’un audit citoyen de la dette au Québec?

    http://www.audit-citoyen.org/?p=6291

    J’aime

  9. 10 juin 2014 16 h 30 min

    «Vous penseriez quoi d’un audit citoyen de la dette au Québec?»

    Et si on arrêtait de payer ?

    L’audit c’est bien, ce qu’on veut en faire reste discutable.

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