Dans l’œil du pigeon
Avec son livre Dans l’œil du pigeon, Luc-Alain Giraldeau «raconte l’étrangeté de la vie, ce qui la distingue de l’inerte, la conséquence aveugle de l’évolution et l’émancipation des gènes qui s’est acquise à chaque grande étape de l’invention de l’être, de l’organisme multicellulaire, de la reproduction sexuée, des sociétés animales et de la culture».
Préface : Boucar Diouf vante la qualité des explications de l’auteur et la pertinence de ce livre.
Prologue : L’auteur raconte un regard croisé avec un pigeon qui l’a décidé à devenir éthologue. C’est de ce prologue qu’est tirée la citation de l’amorce de ce billet.
1. Avant d’aller trop loin : «Je voudrais, par ce livre, expliquer comment la biologie peut être pertinente sans être pour autant déterministe, aveugle et automatique». Après cette description de son objectif, l’auteur présente ce qu’il considère être les «abus idéologiques classiques des principes darwiniens», qui sont entre autres les croyances que la nature est parfaite (les produits naturels seraient meilleurs que les produits artificiels ou synthétiques, par exemple), que la sélection naturelle génère le progrès (croyance à la base du darwinisme social) et qu’on doit se plier à ce pour quoi nous sommes adaptés (en idéalisant, par exemple, l’alimentation et le mode de vie des chasseurs-cueilleurs). En fait, l’humain devrait se contenter d’assumer ce qui le distingue réellement du monde animal : «la responsabilité de décider de l’acceptable ou de l’inacceptable».
2. De la matière sans vie à l’être vivant : «Ce chapitre aborde la transition du non-vivant au vivant (…) qui nous permet de comprendre pourquoi (…) tout est question de capacité à survivre et à se reproduire», sachant que «Le vivant est un objet qui se dédouble». C’est d’ailleurs l’efficacité du mode de reproduction qui explique l’évolution des espèces (disons que l’explication complète est un peu plus complexe et nuancée!)…
3. Un plan sans architecte : Dans ce chapitre, l’auteur explique «la méthode par laquelle la nature arrive de manière tout à fait aveugle, à partir du hasard et du temps, à créer l’illusion d’un grand architecte».
4. L’instinct, l’acquis, les gènes et le milieu : La question du caractère inné ou acquis d’un comportement est une source importante de débats pas toujours éclairés. L’auteur vise à nous faire comprendre à l’aide des connaissances les plus récentes en génétique «à quel point il devient difficile d’opposer instinct et acquis, gènes et milieu». La réponse à cette question est en fait pas mal plus complexe qu’on le pense habituellement, puisqu’on sait maintenant que l’environnement peut influencer les gènes! Mais pas n’importe comment…
5. Les causes : Si les êtres vivants sont «seulement des véhicules temporaires au service de leurs gènes qui, eux, n’ont pour objectif que de se propager dans le temps», pourquoi les êtres vivants agissent-ils pour eux-mêmes en mangeant, en respirant et en s’accouplant même quand ils ne peuvent plus se reproduire, ou en prenant des moyens pour ne pas que cela se fasse (usage de contraceptifs, par exemple)? L’auteur propose qu’il y a peut-être plusieurs causes à un même phénomène! Je vais cette fois donner un exemple. Le bruant chante-t-il au printemps pour attirer les femelles? On dirait bien que oui, d’autant plus qu’il ne chante pas en hiver, alors que la femelle n’est pas en rut. En fait, ce lien de cause à effet n’est pas aussi direct. Un bruant qui chante au printemps attire les femelles et se reproduit. Celui qui chante l’hiver ne se reproduira pas et attirera plutôt des prédateurs qui l’empêcheront même de vivre! Bref, celui qui se reproduira est celui qui chante au printemps (et est celui qui transmettra cette particularité), même si ce chant ne visait pas nécessairement au départ à attirer les femelles. Et ce n’est qu’un des exemples contenus dans ce chapitre…
6. Primatomanie : On accepte parfois de comparer le comportement des animaux humains avec celui des autres animaux, mais surtout avec celui des primates. L’auteur explique que cette limitation est inutile et même dommageable. En fait, une proximité génétique est loin d’entraîner une proximité de comportement. Par exemple, les pères humains ont un comportement qui se compare davantage avec celui de pères de certaines espèces d’oiseaux qu’avec celui de pères bonobos! Et, l’auteur propose des explications sur ce constat étonnant à première vue.
7. Tous prisonniers d’un cerveau : La réalité est bien différente si on la perçoit d’un cerveau d’humain ou de celui de tout autre animal. Dans ce sens, nous sommes aussi éloignés de la réalité de tous les animaux que de celle d’un être extraterrestre. «Chaque espèce vit, ni plus ni moins, dans un monde distinct, étranger et inatteignable, une exoplanète pourtant à la portée de main». Il est donc essentiel de tenter de laisser de côté notre anthropocentrisme si on veut tenter de comprendre le moindrement le monde dans lequel vivent les êtres avec lesquels nous partageons cette planète.
En fait, l’auteur aborde cette question dans le même sens que Frans De Waal dans son livre Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? (dont j’ai parlé dans ce billet), mais va encore plus loin, expliquant mieux l’absurdité de vouloir analyser l’univers de tous les animaux en fonction de nos sens bien limités et surtout orientés en fonction de nos besoins, de notre survie et de notre reproduction. Si De Waal montre qu’il est ridicule de comparer l’intelligence de l’être humain avec celle bien différente des autres animaux pour cette raison, Giraldeau explique que c’est même la perception que les autres animaux et nous avons de l’univers dans lequel nous vivons qui est d’une nature tout à fait différente. Il n’y a pas de contradiction entre les deux auteurs, leurs descriptions étant tout à fait complémentaires, mais celles de Giraldeau sont plus complètes.
8. Programmés pour apprendre : On associe souvent l’inné aux gènes et l’acquis aux capacités d’apprentissage. Devant la grande diversité des acquis des humains, on peut avoir l’impression que l’apprentissage est un processus indépendant des gènes. Mais, est-ce bien le cas?
9. Le grand gaspillage : Étant donné que le sexe est le mode de reproduction de 95 % des espèces, l’auteur explore dans ce chapitre «les avantages qu’a pu avoir le sexe [sur la reproduction asexuée] dans la course à la représentation génétique» et s’étonne de son gaspillage éhonté, «celui de la production de mâles au dépens des femelles». Ce gaspillage doit bien avoir une raison…
10. Deux sexes, mille genres : La présence de deux sexes entraîne-t-elle nécessairement des comportements différents? Dans ce chapitre, l’auteur «explore l’origine des comportements sexuels et des genres mâles et femelles» et constate qu’il «existe mille façons de se comporter en mâle ou en femelle».
11. Véhicules et conducteurs : Nos gènes «sont les descendants directs des premiers réplicateurs qui sont apparus il y a plus de trois milliards d’années». L’auteur parcourt dans ce texte plus technique et plus aride que les précédents, mais tout aussi essentiel, les grandes étapes de leur évolution.
12. L’animal culturel : L’humain est le seul animal à offrir autant de diversité culturelle (langue, us et coutumes, croyances, tabous, etc.). On n’observe pas ces différences entre les chimpanzés ou les ours des diverses régions du monde. Dans ce chapitre, l’auteur présente l’esquisse d’une hypothèse «qui laisse entendre que toute cette diversité (…) serait le résultat de l’évolution des gènes vers un nouveau regroupement, celui du véhicule culturel». Et nos gènes viseraient la protection et la croissance de ce véhicule pour favoriser leur reproduction (je simplifie beaucoup). Les nationalistes identitaires peuvent bien se servir de cette hypothèse pour montrer que leurs penchants sont naturels, mais ils devront dans ce cas accepter les conséquences aussi bien négatives que positives que le véhicule culturel entraîne : plus de coopération entre les membres du groupe, fort sentiment d’appartenance, mais aussi plus de guerres, plus de menaces d’attaques nucléaires, moins de coopération entre les peuples pour solutionner les problèmes mondiaux comme le réchauffement climatique, etc. Comme le rappelle l’auteur, nos gènes nous portent à accomplir certaines choses, mais jamais de façon déterministe, et l’humain a toujours la responsabilité de décider de l’acceptable ou de l’inacceptable.
Épilogue : L’auteur montre dans cet épilogue qu’on ne tient pas toujours suffisamment compte du rôle de l’évolution et de la biologie dans les autres disciplines, aussi bien en médecine que dans les sciences sociales comme l’anthropologie, la sociologie et l’économie. Si on sait bien que la résistance des bactéries aux antibiotiques est un effet bien normal de l’évolution, s’interroge-t-on toujours suffisamment pour savoir si un symptôme est un effet d’un pathogène ou la réaction de nos mécanismes de défense? L’hypothèse du véhicule culturel apporte de son côté un éclairage complémentaire à ceux provenant des sciences sociales dans l’analyse du comportement humain.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! J’ai tellement lu sur la théorie de l’évolution que j’hésite toujours à entreprendre un nouveau livre sur le sujet. D’une part, le sujet me passionne, d’autre part, je crains de lire une autre version de choses que je connais bien. Avec ce livre, j’ai de fait satisfait ma passion sur l’évolution, mais j’ai en plus pris connaissance de nombreuses manifestations de l’évolution dont je n’avais jamais entendu parler. Sauf un chapitre ou deux plus techniques (ce qui n’est pas un défaut, bien au contraire), ce livre se lit bien, le style de l’auteur étant clair et accessible. J’ai aussi bien apprécié le fait qu’il consacre une ou deux pages au début de chaque chapitre pour en présenter brièvement l’objet avant d’entrer dans le vif du sujet (d’autant plus que cela a facilité la rédaction de ce billet!). Et, finalement, les rares notes sont en bas de page!