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Le plan

15 décembre 2017

Un des problèmes avec les stratégies du gouvernement Couillard, c’est qu’on peut difficilement mettre leur nom dans un titre de billet. Le plan dont je veux parler ici est le Plan d’action gouvernemental pour l’inclusion économique et la participation sociale 2017-2023, qui se veut aussi un nouveau plan de lutte à la pauvreté, même s’il n’en est pas un, selon le Collectif pour un Québec sans pauvreté… Mais, bon, son nom est bien le moindre de ses problèmes.

D’autres se sont déjà prononcés sur ce plan, notamment :

  • Ianik Marcil avec cette vidéo, dans laquelle il le baptise «tu me niaises-tu?»;
  • l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), par la plume d’Eve-Lyne Couturier, l’associe pertinemment à des promesses électorales (j’ajouterais que, comme le gros de ce plan ne sera effectif qu’en 2023, on pourrait même parler de promesses électorales pour la campagne de 2022…);
  • le Collectif pour un Québec sans pauvreté le considère comme un «plan d’intégration en emploi» n’ayant peu à voir avec un véritable plan de lutte contre la pauvreté et lui reproche de créer deux classes de pauvres, les «bons pauvres» et les «mauvais pauvres»;
  • le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) «salue les sommes que le gouvernement ajoute au programme AccèsLogis» tout en s’inquiétant de leur insuffisance et du moment où ces sommes seront vraiment disponibles (on peut en effet constater à la page numérotée 67 du plan qu’à peine 6,7 % des sommes annoncées pour «Améliorer l’offre de logements sociaux» seraient dépensées dans les trois premières années du plan de six ans, soit 16,3 millions $ sur les 242,7 millions $ prévus), et en déplorant que le niveau des prestations d’aide sociale demeure aussi faible.

Comme il est fort possible que de nouveaux commentaires soient diffusés avant que ce texte paraisse, je vais me concentrer sur deux aspects non abordés jusqu’à maintenant (en tout cas sous l’angle où je compte le faire).

Un plan pour 2023

La première des 43 mesures de ce plan est de loin la plus applaudie. Il s’agit de permettre aux 84 000 personnes qui sont prestataires de la solidarité sociale (quel nom…) ayant des contraintes sévères à l’emploi et qui bénéficient de ce programme depuis au moins 66 des 72 mois de sortir de la pauvreté en recevant des prestations supérieures au seuil de faible revenu de la mesure du panier de consommation (MPC) à compter de 2023. Même avec des critères aussi restrictifs, le ministre tient beaucoup à parler ici d’un revenu de base, revenu qui est normalement remis sans critère. Mais bon, même si le ministre dénature ainsi un concept universel, ce n’est pas le plus important.

Pour atteindre cet objectif, les prestations de ce programme pour les personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi et qui bénéficient de ce programme depuis au moins 66 des 72 mois (je tiens à être précis!) atteindront en 2023 (si aucun des deux gouvernements qui seront élus d’ici là ne le modifient à la baisse et si le gouvernement actuel adopte une loi à cet effet avant les prochaines élections) 18 029 $ en dollars de 2017 pour les personnes seules, soit 0,1 % de plus que le seuil de faible revenu de la MPC et 41,4 % de plus que les 12 749 $ de 2017, et 26 400 $ pour un couple sans enfants, soit 3,6 % de plus que le seuil de faible revenu de la MPC (quelle générosité!) et 39,6 % de plus que les 18 912 $ de 2017. Si on a parlé à foison de cette mesure, je n’ai pas lu grand-chose sur la situation de ces prestations d’ici 2023 (ni du fait que la hausse en pourcentage sera plus élevée pour les personnes seules, mais que cette hausse leur fera moins dépasser le seuil de faible revenu), si ce n’est ce statut Facebook de l’Union des consommateurs. Les deux graphiques qui suivent illustrent l’évolution du revenu disponible (prestations de la solidarité sociale plus crédits de la TPS et de solidarité et autres prestations que le plan ne précise pas) des deux types de prestataires admissibles les plus fréquents de 2017 à 2023.

Le graphique de gauche montre que la croissance du revenu disponible des personnes seules admissibles au «revenu de base» sera assez linéaire entre 2017 et 2023. En 2017, ces personnes seules représentaient 93,2 % de l’ensemble des adultes admissibles à ce revenu, soit 78 589 personnes sur 84 293. Le graphique de droite montre une tout autre histoire. Même si on ne peut pas voir clairement sa progression, il est clair qu’un pourcentage disproportionné de la hausse ne sera disponible qu’en 2023 pour les couples sans enfants admissibles au «revenu de base». Pour mieux voir ces deux progressions, j’ai produit le graphique ci-contre.

On peut voir que, si la répartition de la hausse pour les personnes seules (barres bleues) est très graduelle (toujours entre 16 et 17 % par année de la hausse totale), près des deux tiers de cette hausse (64 %) ne se concrétiseraient qu’en 2023 pour les couples! Pourtant, cette hausse ne toucherait que 4,0 % des personnes admissibles, soit 3343 adultes. J’ai eu beau lire et relire la section du document sur cette mesure, je n’ai rien trouvé qui pourrait expliquer cette évolution de la croissance du revenu disponible pour ces couples.

Le document ajoute ensuite que les 1582 adultes admissibles à la tête d’une famille monoparentale (soit 1,9 % du total) n’auraient droit qu’à une hausse de 22,1 % de leur revenu disponible et les 779 adultes admissibles restants (0,9 %), membres d’un couple avec enfants, qu’à une augmentation de 20,9 %. Il ne mentionne malheureusement aucune donnée pour justifier que ces hausses soient environ deux fois moins élevées que celles octroyées aux personnes seules (41,4 %, je le rappelle) et aux couples sans enfants (39,6 %) et ne dit mot sur la progression de ces hausses entre 2017 et 2023, mais j’imagine que dans ces deux cas, les crédits réputés généreux pour enfants, tant du fédéral que du provincial, permettent déjà de s’approcher davantage du seuil de faible revenu de la MPC. Mais, à moins de faire des recherches pénibles, je ne pourrai pas valider cette hypothèse.

Comparaison internationale

Là, je vais aborder un point qui n’a été relevé par personne à ma connaissance. Pourtant, dès les premières pages du document (quand même après les blablas d’usage du ministre et du premier ministre, qui sont les seules parties du document que je n’ai pas lues), en fait dès le troisième paragraphe de la première partie à la page numérotée 18, on souligne à grands traits la performance mondiale du Québec en matière de lutte à la pauvreté. On prétend que «l’action gouvernementale devrait se traduire par la sortie de plus de 100 000 personnes de la pauvreté et ainsi permettre au Québec d’accéder au groupe des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres». Il faut toutefois consulter l’annexe 2 (aux pages numérotées 70 à 75) pour comprendre comment ce plan permettrait au Québec d’accéder à ce groupe sélect.

On y apprend en premier lieu que l’objectif d’amener «progressivement le Québec au nombre des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres» fait partie de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, adoptée en 2002, sauf que le document a retiré de sa citation de l’article 4 de la Loi les mots «d’ici 2013» progressivement d’ici 2013 le Québec au nombre (…)»). Or, de l’aveu même du document et comme on peut le voir sur le tableau de la page numérotée 73 que j’ai reproduit ci-contre, le Québec faisait plutôt partie en 2013 «d’un groupe de pays qui se situaient en milieu de peloton en matière de pauvreté». En fait, le tableau nous montre plutôt le Québec vers le bas des pays «du milieu du peloton» (pays avec le nom en bleu). Mais bon, on dirait que le fait de ne pas respecter les lois du Québec ne soit pas bien bien grave quand on est au pouvoir.

Ce tableau nous montre deux autres aspects intéressants. Tout d’abord, on voit que même avec les effets prévus du plan (sur lesquels je reviendrai), le Québec se situe encore parmi les pays «du milieu du peloton», mais plus près du premier. Pour justifier sa prétention que le Québec atteindrait enfin son objectif de 2002 (prévu pour 2013) en 2023, le Québec compare la borne inférieure d’un intervalle de confiance à 95 % de son taux de faible revenu prévu en 2023 (le 14,3 entouré en bleu) avec la borne supérieure de cet intervalle de confiance du taux de faible revenu du pays qui arrive au dernier rang des pays considérés parmi ceux «comptant le moins de personnes pauvres» (le 14,3 entouré en vert). Cette comparaison relève de la haute voltige statistique. En effet, la probabilité que le véritable taux de faible revenu du Québec soit égal ou inférieur à la borne inférieure de son intervalle de confiance à 95 % est de 2,5 % (l’autre 2,5 % étant la probabilité que ce véritable taux soit égal ou supérieur à sa borne supérieure de 17,3), probabilité qui s’applique aussi à la possibilité que le véritable taux de faible revenu du Danemark soit égal ou supérieur à la borne supérieure de son intervalle de confiance à 95 %. Alors, la probabilité que ces deux événements se produisent en même temps est de 0,0625 %, soit 2,5 % x 2,5 % = 0,0625 %! Et c’est sur cette probabilité infime que se base le document pour prétendre que le Québec atteindra en 2023 son objectif de faire partie des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres! Et, le pire est que ce n’est pas le pire!

Comme le montre le tableau ci-contre, le plan estime qu’il permettra de faire sortir de la pauvreté environ 100 000 personnes. Comme mentionné plus tôt, le seuil de pauvreté utilisé pour estimer le nombre de personnes qui sortiront de la pauvreté est celui de la MPC, évalué à environ 18 000 $ (puisqu’on a vu plus tôt que le revenu de 18 029 $ prévu en 2023 pour les personnes seules admissibles au «revenu de base» représente 100,1 % de ce seuil, cela signifie que le seuil est de 18 011 $). Or, la définition de la pauvreté utilisée dans le tableau précédent (A2) est basée sur le taux de faible revenu de la MFR 60 % (comme indiqué dans le titre de ce tableau), c’est-à-dire sur le seuil de la mesure de faible revenu (MFR) qui représente 60 % du revenu médian, revenu que le document ne précise pas (grrrr). Or, ce seuil est bien différent de celui de la MPC. Par exemple, on peut voir sur ce tableau de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) que le seuil de faible revenu de la MFR canadienne, qui est calculée à 50 % du revenu médian des ménages, s’élevait à 19 669 $ pour une personne en 2015. On peut donc estimer que ce seuil sera porté à au moins 20 000 $ en 2017 (ce qui ne serait une hausse que de 1,7 % sur deux ans). Dans ce cas, le seuil de la MFR à 60 % du revenu médian serait de 24 000 $ (20 000 $ / 50 % puis multiplié par 60 % = 24 000 $). Pour deux personnes, le seuil de faible revenu de la MFR canadienne était de 27 815 $ en 2015 et serait au moins à 28 000 $ en 2017 (hausse de 0,7 % en deux ans) et donc à 33 600 $ selon la MFR à 60 %.

Or, le document prétend que le nombre de personnes qui sortirait de la pauvreté serait le même avec les deux taux de faible revenu (MPC et MFR 60 %). On y calcule que cette sortie de la pauvreté selon la MFR 60 % de 100 000 personnes ferait baisser le taux de faible revenu de 1,4 point de pourcentage, baisse à laquelle on ajoute la baisse prévue de 0,4 point associée à l’introduction de l’Allocation canadienne pour enfants pour une baisse totale de 1,8 point de pourcentage, ce qui explique que dans le tableau précédent (A2), le taux de faible revenu passe dans la première colonne de 17,6 à 15,8 «avec ce plan». Par contre, nulle part le document n’explique par quelle magie le nombre de personnes qui verraient leur revenu passer au-dessus de 18 000 $ serait le même que le nombre de personnes qui le verrait passer au-dessus de 24 000 $ (pour les couples sans enfants, on parlerait de 26 400 $ et de 33 600 $). En fait, le document tente de l’expliquer. On y lit que «L’examen des statistiques de ces deux mesures de la pauvreté (dispersion du revenu pour les personnes sous les seuils de faible revenu) montre qu’une mesure visant à rehausser le revenu disponible de la population à faible revenu devrait se traduire par une baisse du même ordre de grandeur du taux de faible revenu calculé à partir de ces deux mesures de faible revenu. Ceci s’explique en partie par le fait que ces deux indicateurs de la pauvreté suivent les mêmes tendances dans le temps». Sauf que le document ne mentionne aucune de ces statistiques examinées!

En fait, le tableau A3 nous montre que la sortie de la pauvreté de 73 000 des 100 000 personnes prévues serait due aux personnes bénéficiant du «revenu de base». Or, on l’a vu plus tôt, plus de 97 % des personnes en bénéficiant seront des personnes seules qui auront un revenu disponible de 18 029 $ et des couples sans enfants qui toucheront 26 400 $. Si ces niveaux de revenus leur permettraient de surpasser les seuils de faible revenu de la MPC (de respectivement 0,1 % et 3,6 %), ils les laisseront bien loin des seuils de faible revenu de la MFR 60 % (24 000 $ pour une personne seule et 33 600 $ pour un couple). Alors, d’où viendraient les 100 000 personnes qui permettraient de faire baisser le taux de faible revenu de la MFR 60 % de 17,6 % à 15,8 % grâce à ce plan? Mystère…

Et alors…

On a vu dans ce billet qu’en plus des reproches mérités que ce plan a reçus jusqu’à maintenant, on y trouve une surévaluation des avantages qu’il procurera avant 2023 (dans deux élections…) et de nombreuses affirmations non démontrées et même carrément mensongères. On semble croire que les quelques personnes qui se taperont les 88 pages de ce document sont naïves, ne savent pas compter et sont prêtes à gober n’importe quoi. Oui, certains bénéficieront de ce plan, ne le nions pas et sachons l’apprécier, mais, non, l’article 4 de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale ne sera pas plus respecté en 2023 qu’il ne le fut en 2013. Je ne peux conclure qu’en empruntant l’expression utilisée par Ianik Marcil : condonc, monsieur le ministre, tu nous niaises-tu?

10 commentaires leave one →
  1. 15 décembre 2017 9 h 04 min

    Merci de ramener le problème avec autant d’éloquence. Ça fait des mois qu’on s’évertue à dénoncer ce fameux 100 000 personnes qui seront « sorties » de la pauvreté dans 6 ans. En entretenant la confusion sur les indicateurs de pauvreté, on essaie de nous faire croire qu’on respecte la loi. Merci encore. Serge Petitclerc, porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté.

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  2. 15 décembre 2017 9 h 29 min

    Excellente analyse, sur les deux points. Sur le classement des nations, l’analyse du Plan est tellement alambiquée que le réflexe est de laisser tomber. Merci d’avoir pris le temps de démonter tout ça, i.e. l’improbable saut de la MPC à la MFR-60 et l’improvisation étonnante sur les bornes. En fait, avec le jeu des bornes inférieures et supérieures, pratiquement tous les pays se retrouveraient parmi les meilleurs !

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  3. 15 décembre 2017 10 h 19 min

    «En fait, avec le jeu des bornes inférieures et supérieures, pratiquement tous les pays se retrouveraient parmi les meilleurs !»

    Oui, j’ai failli ajouter une note là-dessus, car 11 des 18 pays (excluant les deux Québec) du tableau se retrouveraient parmi les «nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres»!

    En me relisant ce matin, je me suis trouvé un peu sévère, mais en pensant qu’on a forcé des employé.es de l’État à produire un document aussi alambiqué, j’ai finalement trouvé que j’avais fait preuve de retenue!

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  4. 15 décembre 2017 11 h 12 min

    @ Serge Petitclerc

    «En entretenant la confusion sur les indicateurs de pauvreté, on essaie de nous faire croire qu’on respecte la loi»

    Je suis choqué de constater que des fonctionnaires soient complices de cette mascarade. Un État où les pouvoirs politiques et administratifs sont ainsi confondus en perd beaucoup en termes démocratiques.

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  5. 15 décembre 2017 11 h 14 min

    Je pense que le cabinet repasse sur la science… quand ça fait son affaire!

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  6. Yann Tremblay-Marcotte permalink
    15 décembre 2017 15 h 00 min

    Bonjour Jeanne,

    Comme à l’habitude bel analyse. Cela fait 2 billets que tu écris sans mentionner le Front commun des personnes assistées sociales du Québec. Pourtant, le RMG et le « Plan de lutte » touche directement les personnes représentées par cet organisme. Il serait bien de consulter leurs communiqués également. 😉 Merci!

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  7. 15 décembre 2017 16 h 10 min

    D’accord, je ne les ai pas vus passer et personne ne me les a signalés. Là, j’ai vu!

    http://fcpasq.qc.ca/documents-et-communiques/communiques-memoires-et-avis/

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