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L’économie de la nature

10 février 2020

Avec son livre L’économie de la nature, Alain Deneault «s’emploie à redonner ses droits à l’économie de la nature» qui «désigne l’organisation des relations entre les espèces au vu du climat, du territoire et de leur évolution».

Manifeste : L’auteur reproche aux économistes de s’être approprié «le lexique de l’économie pour en faire leur fonds de commerce», alors que ce mot a acquis «dans l’histoire bien d’autres acceptations» et significations dans «plusieurs disciplines scientifiques et pratiques culturelles». Dans toutes ces déclinaisons, «l’économie relève de la connaissance des relations bonnes entre éléments, entre gens, entre sèmes, entre choses».

L’économie de la nature : Jamais nous n’aurions inventé le mot écologie, si l’expression économie de la nature, répandue au XVIIIe siècle, était demeurée dans l’usage. Voilà bien un exemple éloquent de la mainmise des économistes sur le mot économie. La séparation artificielle de ces deux réalités a certainement contribué à l’opposition qu’on fait trop souvent entre l’économie des économistes et l’économie de la nature, alors que les deux sont liées.

L’économie comme œuvre souveraine : L’auteur explore les écrits portant sur l’économie de la nature au XVIIIe siècle, montrant entre autres que certains pensaient que la proportion des espèces dans la nature était immuable et décidée par dieu.

Un savoir précaire : Par la suite, des scientifiques ont toutefois remis en question ce déterminisme religieux en observant le comportement des espèces animales.

L’espèce humaine prise en compte : D’autres scientifiques se sont interrogés sur la place de l’espèce humaine dans l’économie de la nature.

De l’économie de la nature à l’économisme : L’auteur explique ici comment les économistes ont récupéré un concept issu des sciences naturelles pour enfermer «définitivement l’économie de la nature dans d’étroites catégories comptables». Cette récupération se manifeste entre autres avec le changement de regard sur la nature des premiers économistes, les physiocrates. Ceux-ci ne s’intéressaient qu’aux rendements de l’agriculture et aux relations mathématiques, mais pas du tout au rôle de la nature. «C’est arbitrairement qu’il [l’économiste] se réclame de la connaissance, de lois scientifiques, de données axiologiques et de calculs fondamentaux».

La souveraineté du calcul : Les physiocrates réduisaient la nature à son utilité comptable. Selon eux, la nature est immuable et la richesse «ne désigne plus les fruits du monde, cultivés ou spontanés, mais exclusivement ces biens à l’état de surplus, comptabilisables, administrables et commercialisables».

Scène originaire du processus d’accumulation capitaliste : Les physiocrates ne faisaient pas que réduire le rôle de la nature dans leur concept de richesse, mais écartaient aussi tout travail non directement lié à l’exploitation agricole et à son rendement, dont le travail des commerçant.es et le travail domestique des femmes, deux types de travail pourtant essentiels. Cette vision de la richesse et de l’économie fait entrer en scène «le personnage du capitaliste comme créateur de richesse, et non comme celui qui ponctionne la valeur du travail effectué par d’autres».

Les conséquences pratiques : Les physiocrates, comme plus tard les économistes classiques (notamment) considéraient que le prix de vente s’établit naturellement et automatiquement de façon optimale, même s’il était en fait fixé, à cette époque comme souvent maintenant, par les personnes qui contrôlaient les marchés.

Quid de l’économie de la nature? : L’économisme a tellement réussi à imprégner notre culture que même des gens vivant en autarcie en viennent à quantifier monétairement leur production et qu’on tente d’accorder une valeur monétaire aux services rendus par la nature.

L’autre Darwin, gardien d’une notion oubliée : Darwin a lui aussi utilisé des analogies productivistes dans son livre majeur (Origine des espèces), mais moins que les tenants du darwinisme social (que Darwin réprouvait). Il a par ailleurs contribué à retirer l’intervention divine encore en vogue à son époque de l’économie de la nature. Dans ses œuvres, il utilisait le concept de l’économie aussi bien aux relations entre les espèces qu’aux caractéristiques spécifiques de chacune des espèces.

Une économie politique de la nature : Fait peu connu (en tout cas de ma part), Darwin n’a pas seulement abordé la sélection naturelle, mais aussi la sélection artificielle faite par les humains pour transformer des espèces selon leurs besoins. Cette sélection modifie de façon importante l’économie de la nature. Si nous l’avons fait volontairement pendant des millénaires, nous le faisons depuis quelques siècles sans objectif précis, mais avec des conséquences dramatiques comme le montrent les concepts d’Anthropocène et de sixième extinction.

L’écologie – rendre l’économie et la nature antagoniques : L’auteur explique comment le terme écologie est venu remplacer celui de l’économie de la nature et comment ce dernier a été abandonné et même rejeté. Il souligne aussi le fait que le concept d’écologie est beaucoup plus étroit que celui d’économie de la nature, ce qui a eu un impact négatif sur la façon d’analyser l’environnement et l’évolution des relations entre les espèces. En plus, ce changement terminologique n’a pas seulement entraîné la séparation de deux concepts qui n’en faisaient auparavant qu’un, mais a contribué à les opposer, comme le montre le faux antagonisme de faire un choix entre l’environnement et l’économie.

Un savoir aveugle : L’auteur critique la manipulation génétique et ses conséquences, ainsi que la mainmise de ses résultats par de grosses sociétés qui brevettent le vivant.

Recentrer les économies en un point focal : L’économie moderne en est une de gaspillage, de pollution et de destruction, le contraire de ce qu’une véritable économie devrait faire.

L’évolution de la théorie : L’auteur conclut qu’il faut «conduire une politique de la nature en s’appuyant sur une réflexion large, spirituelle, humble et adaptée à cet ensemble infini de phénomènes complexes et intriqués qu’on nomme «nature» et dont l’humanité dépend bien plus encore que d’une faculté de la surexploiter, soit l’économie».

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre raconte l’histoire de l’évolution de l’usage d’un mot entre son sens large et un sens étroit accaparé par une discipline dont les adeptes ont trop souvent tendance à se considérer au-dessus de tout, notamment au-dessus de la nature. Le livre se lit bien et on en apprend beaucoup sur le sujet. En plus, contrairement à ce que je craignais en le commençant, l’auteur critique l’utilisation du sens du mot grec oikonomia (administration de la maison) pour expliquer la dénaturation de la signification du terme économie, et je l’en suis reconnaissant, l’origine étymologique d’un mot n’ayant souvent rien à voir avec son usage en français (voir ce billet). Il montre de façon convaincante que ce changement de sens est essentiellement dû au caractère hégémonique de ce qu’on appelle la science économique. Ce premier livre d’une série de six donne le goût de lire les suivants! En plus, les notes sont en bas de page. Bravo!

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