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La consommation ostentatoire et les dépenses en cascades

24 décembre 2012

consommation_ostentatoireQuand j’ai écrit ma série de billets sur le livre de Robert H. Frank, La course au luxe, je pensais pouvoir donner quelques exemples de consommation ostentatoire tirés de l’actualité récente. Finalement, je n’ai pas eu l’occasion. Alors, je me reprends ici!

Les exemples que donnent Frank de la consommation ostentatoire sont presque tous des objets de luxe, comme des maisons très grandes, des voitures de luxe, des montres hors de prix et des barbecues haut de gamme. Or, la consommation ostentatoire va bien plus loin que ça.

Écoles privées

«Si les étudiants de Montréal vont au privé, ce n’est pas une question d’encadrement éducatif, c’est surtout pour éviter d’être mêlés aux étudiants qui sont moins motivés. Ce qu’on choisit au privé, ce n’est pas un encadrement, ce sont les camarades de ses enfants.»

Ainsi s’exprimait Françoise David dans une lettre parue dans Le Devoir il y a quelques semaines pour appuyer la position de Québec solidaire sur l’arrêt des subventions à ces écoles. Entendons-nous bien, envoyer son enfant à l’école privée n’est pas nécessairement un signe de consommation ostentatoire. En effet, les motifs peuvent être aussi nombreux qu’il y a d’enfants et de parents. Mais, il n’en demeure pas moins que, dans certains milieux, des parents peuvent se sentir exclus de leur cercle si leurs enfants n’y vont pas. Dans d’autres milieux, des parents les y enverront pour se distinguer des autres parents, émerger de leur classe sociale. Le fait de refuser d’envoyer son enfant à l’école du quartier peut donc relever d’une forme de choix ostentatoire, comme de bien d’autres motifs.

Chose certaine, plus le nombre d’enfants qui fréquentent des écoles privées ou à volets particuliers de formation augmente, plus le risque que des parents se sentent mal (ou même coupables!) d’envoyer leur enfant à l’école de quartier augmente. Notons que l’inverse peut aussi arriver, de refuser d’envoyer son enfant ailleurs qu’à l’école de quartier pour bien marquer son appartenance politique ou sociale!

Ces comportements correspondent tout à fait à ce que Frank appelle «les dépenses en cascades», comme ce billet en a parlé il y a aussi quelques semaines.

«les individus appartenant à une catégorie de revenus donnée imitent, dans la mesure de leurs moyens et en recourant de plus en plus à l’endettement (autre dimension problématique de cette crise), les habitudes de consommation de la catégorie immédiatement au-dessus et, ce faisant, influencent les normes de la catégorie immédiatement au-dessous.»

Serait-ce donc possible que la hausse de la fréquentation des écoles privées et à vocation particulière soit due en partie au phénomène des «dépenses en cascades»? Je le pense…

La drogue douce du magasinage

La Presse a publié il y a un mois une série d’articles sur les acheteurs impulsifs. On y dit entres autres que «la consommation est une drogue douce. Une manière d’évacuer le stress. Une façon de se remonter le moral.». Mais, pourquoi ce type de comportement est-il maintenant si courant?

«trois Canadiens sur cinq avouent faire des achats impulsifs, selon un sondage de la Banque de Montréal, diffusé en septembre. (…) Plusieurs (55%) achètent des produits dont ils n’ont pas besoin, simplement parce qu’ils sont en solde. Dans bien des cas (42%), il s’agit de produits qu’ils n’utiliseront jamais. »

Même si je suis le premier à parler du comportement irrationnel des consommateurs et donc à le trouver «normal», est-ce vraiment possible que ce type de comportement presque pathologique soit rendu si répandu? N’y aurait-il pas, là aussi, un effet cascade? Combien de personnes ne se vantent-elles pas après ce type d’achat d’avoir été parmi les chanceux à payer un objet moins cher? D’ailleurs, un autre article de cette série mentionne que «Les pulsions d’achat sont plus fortes lorsqu’on magasine avec des amis ou avec son conjoint, que lorsqu’on magasine seul ou avec un autre membre de sa famille.» Cela correspond tout à fait au désir de ne pas être exclus de son cercle («envoye donc, achète-le!») et au concept des dépenses en cascades.

Est-ce possible que les gens qui passent la nuit dehors pour sauver quelques dollars la veille d’une journée de solde ne le fassent pas seulement pour justement sauver quelques dollars, mais au moins tout autant pour ensuite se vanter de l’avoir fait? Ne serait-ce pas, au moins en partie, une des raisons du «succès» des «boxing days» et autres «black fridays»? Les gens dans cette vidéo qui les montrent agir comme des fous furieux veulent-ils seulement épargner quelques dollars? J’en doute…

Et alors…

Il existe bien d’autres exemples de consommation ostentatoire, tel l’achat de chandails ou autres produits dérivés de groupes musicaux. Avec ces produits, on marque notre appartenance à un courant musical et même social. Je verrais mal une personne se présenter à un spectacle de métal avec un chandail de Justin Beiber… Disons que cette personne sentirait dans les regards des autres qu’elle ne fait pas partie du groupe! On voit que la consommation ostentatoire n’est pas seulement associée aux produits de luxe, même si les chandails de groupes musicaux coûtent toujours plus cher que des chandails neutres.

Si l’achat de Doc Martens ou de Nike peut hypothéquer le budget d’une famille, son pire effet est d’en «forcer» plein d’autres à se procurer les mêmes biens pour ne pas s’exclure du groupe auquel ils veulent appartenir. Il est en effet clair que les dépenses en cascades nuisent au bien-être des personnes qui ne peuvent se procurer ces biens et accentuent le sentiment d’exclusion des plus pauvres, et peuvent même contribuer à la malnutrition, comme on a pu le constater en lisant cet article récent du Devoir.

«Quand arrive la période des Fêtes, où tout le monde reçoit des cadeaux et que la télé et la publicité nous amènent dans le rêve, forcément les enfants se comparent aux autres. Et c’est surtout sur l’estime de soi que ça joue », note M. Pilon.»

(…)

«Aujourd’hui, les enfants vont avoir des ordinateurs, des jeux vidéo, mais ils vont manquer de nourriture. Les valeurs ne sont plus les mêmes»

Ces valeurs sont bien sûr de plus en plus influencées par la consommation ostentatoire et surtout par l’effet des dépenses en cascades. Se priver de nourriture plutôt que de jeux vidéos ou d’ordinateur permet d’éviter l’exclusion et de faire partie du cercle d’amis de ces jeunes. Il n’est bien sûr pas facile de résoudre ce problème sans s’attaquer de front à la consommation ostentatoire… et à la pauvreté!

7 commentaires leave one →
  1. 24 décembre 2012 10 h 22 min

    Les motivations psychologiques et sociales poussant l’un à la consommation ostentatoire influenceront l’autre à la «non-consommation» ostentatoire, tout dépendant de son milieu, ses valeurs. Par exemple, l’un voudra une Lexus et l’exhiber fièrement, tandis que l’autre se passera de voiture mais ne sera pas plus indiscret sur cette non-possession. Dans les deux cas, pour ne pas être rejeté de son milieu social souhaité, ou pour impressionner ses pairs.

    Évidemment, au sein de notre société actuelle, la consommation ostentatoire abonde. Mais nous pouvons penser à nombre de sociétés, actuelles ou passées, ici ou ailleurs, où c’est la «non-consommation» ostentatoire qui a la cote. Quelles sont les conditions qui favorisent l’une plus que l’autre? C’est une question m’apparaissant intéressante à investiguer plus en profondeur.

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  2. 24 décembre 2012 10 h 36 min

    «Par exemple, l’un voudra une Lexus et l’exhiber fièrement, tandis que l’autre se passera de voiture mais ne sera pas plus indiscret sur cette non-possession.»

    En effet. C’est exactement ce que je voulais soulever en écrivant : «Notons que l’inverse peut aussi arriver, de refuser d’envoyer son enfant ailleurs qu’à l’école de quartier pour bien marquer son appartenance politique ou sociale!». C’est tout moi, ça!

    «nous pouvons penser à nombre de sociétés, actuelles ou passées, ici ou ailleurs, où c’est la «non-consommation» ostentatoire qui a la cote»

    J’aurais aimé que tu nous donnes un exemple, car, avec le contexte, je ne pense pas que tu parles de pays pauvres.

    «C’est une question m’apparaissant intéressante à investiguer plus en profondeur.»

    Oui, ce serait intéressant. Ce sujet me passionne depuis quelque temps, comme ce billet le montre et ceux que j’ai consacré à «La course au luxe» même si ce livre m’a un peu déçu…

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  3. 24 décembre 2012 14 h 19 min

    Ce qui explique en parti que malgré toute la corruption qui a touchée le PLQ, encore 32% votent pour eux. C’est fort l’esprit d’appartenance à un certain statut social!

    P.S.: Remarquez la corruption est une forme d’appartenance à un statut social….

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  4. 24 décembre 2012 14 h 23 min

    «C’est fort l’esprit d’appartenance à un certain statut social!»

    Je vais y repenser lentement… Est-ce pour le statut social qu’on est indépendantiste ou fédéraliste? Bon, c’est vrai qu’il y a un niveau d’appartenance sociale. Dans ce sens, l’analogie se tient!

    «la corruption est une forme d’appartenance à un statut social»

    Encore plus, car tout se partage entre «amis» faisant partie d’un même cercle.

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  5. Richard Langelier permalink
    24 décembre 2012 21 h 33 min

    Il y a aussi les parents qui s’installent en banlieue [1] parce qu’ils ne veulent pas que leur enfant vive la pauvreté qu’ils ont subie à l’époque du Plateau Mont-Royal illustré par Michel Tremblay. Les deux parents travaillent à Montréal. Ils ont chacun leur auto et vivent les bouchons matin et soir. Évidemment, pour se reposer, ils font un voyage lors des vacances : dépenses d’avion, hôtels et décalage horaire à l’aller et au retour. Ils se sentent coupables et achètent des cadeaux à l’enfant qui s’ennuie et rêve d’aller vivre à Montréal, parce qu’il n’aura qu’à tourner « la maudite pognée » s’il veut aller prendre une bière ou assister à un show.

    Il y a aussi l’enfant qui exprime le besoin d’avoir des espadrilles de son joueur de basket préféré à 250$ pour aller à l’école. Il se fera taxer par des jeunes dont les parents ne peuvent payer ces 250$.

    Je ne juge pas ces parents. Je n’ai pas d’enfant. Je fais des constats très impressionnistes.

    Je suis venu au monde en politique en lisant L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse [2] . Il admettait qu’il n’y a pas de tribunal pour trancher quels sont les vrais et les faux besoins. Une amie m’a dit que je choisissais ma marque de bière en voyant des pubs de filles en bikini. Elle m’a fait goûter la Corona. J’ai adopté. Que vois-je par la suite? La fille en bikini présentant le numéro du round de boxe avait un bandeau de Corona!

    Conclusions provisoires : est-ce que l’immense majorité des consommateurs sont des chiens de Pavlov, sauf quelques happy few étant sortis de la caverne de Platon pour découvrir l’essence des choses? Doit-on se fier au gros bon sens? Est-ce que l’humain vient au monde avec ses courbes de préférence comme le postule la théorie néo-classique?

    [1] Avis à David Weber : à Montréal, la banlieue c’est l’ascension sociale, alors que la banlieue parisienne, c’est des HLM à perte de vue. C’est du moins ce que j’ai déduit de la chanson de Renaud : « Ce qu’il est blême, mon HLM! ». Oups, je viens de lire les paroles http://en.lyrics-copy.com/renaud/dans-mon-hlm.htm . Je ne sais plus. Éclairez ma lanterne!

    [2] Sur le blogue de Françoise David, j’ai écrit que c’était en lisant Parti-Pris. La modératrice avait compris que j’avais écrit dans Parti-Pris. Si je mens un petit peu aujourd’hui, c’est pour éviter de passer pour « un p’tit vieux ».

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  6. 24 décembre 2012 22 h 28 min

    «est-ce que l’immense majorité des consommateurs sont des chiens de Pavlov»

    Grande question! Mais, je perçois la consommation ostentatoire un peu autrement. Ce n’est pas à cause qu’il a goûté quelque chose que l’humain veut y regoûter, mais il veut y goûter parce que son voisin y goûte!

    Cela dit, il y a bien sûr d’autre mode de consommation qui s’apparente au comportement du chien de Pavlov. On peut faire des associations de bien-être avec un produit qu’on aura donc le goût de consommer de nouveau. Mais, comme l’explique Robert H. Frank dans son livre (et que j’ai présenté à https://jeanneemard.wordpress.com/2012/12/04/le-bien-etre-subjectif/ ), l’être humain a plutôt tendance à s’adapter et à ressentir moins de bien-être la centième fois qu’il consomme quelque chose que la première. Cela mérite donc réflexion.

    «Doit-on se fier au gros bon sens?»

    Hum… https://jeanneemard.wordpress.com/2010/07/10/gbs-gros-bon-sens/

    «Est-ce que l’humain vient au monde avec ses courbes de préférence comme le postule la théorie néo-classique?»

    En partie, probablement! Mais il est certains qu’elles évoluent et son influencées par son environnement, la pub et ce que les autres achètent!

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