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L’économie zombie (1) – La grande modération

11 février 2013

zombie_1Ce billet est le premier d’une série que je consacrerai au livre Zombie Economics: How Dead Ideas Still Walk among Us (L’économie Zombie: comment les idées mortes se promènent encore parmi nous) de John Quiggin. J’ai l’intention de lire ce livre depuis au moins deux ans (il est sorti en 2010), mais j’espérais toujours qu’il soit traduit en français. À la suite d’un commentaire de Ianik Marcil, affirmant que ce livre est facile à lire (on en reparlera…), je me le suis procuré.

Ce livre aborde cinq idées qui ont marqué la théorie économique, mais dont l’inexactitude a été démontrée surtout lors de la dernière crise, mais parfois depuis des décennies. Malgré cela, ces idées sont toujours appuyées par un grand nombre d’économistes et, dans bien des cas, toujours appliquées.

Chaque chapitre est construit de la même façon. L’auteur présente le contexte menant à une idée, puis le sujet et ses applications (sa naissance), ses effets sur la théorie économique et les politiques (sa vie), les faiblesses de l’idée et la façon dont elle a été contredite (sa mort), ses applications encore en cours (sa résurrection) et les idées qui pourraient avantageusement la remplacer (ses substituts).

Pour ce premier billet, je tenterai de résumer le premier chapitre qui porte sur la grande modération.

Contexte

Tout au long de l’histoire, très rarement des économistes ont-ils pu prévoir, même juste avant, une récession ou une crise. Quelques jours avant la Grande Dépression de 1929, un économiste réputé prétendait que les marchés financiers avaient atteint un plafond durable… Il fut loin d’être le dernier à prétendre que l’économie avait enfin atteint un niveau stable où les crises deviendraient impossibles ou, au pire, où les récessions seraient rares et sans grande conséquence.

Les pays occidentaux ont vécu après la Deuxième Guerre Mondiale une trentaine d’années de croissance historiquement très forte, les Trente glorieuses, sous l’application des théories keynésiennes. Là encore, les promesses de disparition des cycles économiques furent nombreuses. Pourtant, la conjonction d’un taux de chômage élevé et d’une forte inflation est apparue dans les années 1970. Si l’inflation fut mâtée, on n’a plus jamais vécue de telle période de forte croissance. Ce fut la victoire du libéralisme des marchés sur l’interventionnisme keynésien.

Sa naissance : le calme après les tempêtes

Après la récession du début des années 1980, récession littéralement créée par les banques nationales pour combattre l’inflation, on a observé une baisse de la volatilité du PIB, ses soubresauts étant de moindre ampleur, mais autant vers le haut que vers le bas! C’est ce que certains économistes ont appelé «La grande modération», manifestation entre autres de ce que Ben Bernanke, président actuel de la Réserve fédérale des États-Unis (FED), a considéré comme la fin des cycles économiques («business cycles», dans le texte). Puis, après la chute du mur de Berlin, certains ont même parlé de la fin de l’histoire, croyant que l’effondrement du bloc soviétique signifiait la fin des débats idéologiques et la victoire éternelle du capitalisme démocratique comme forme de gouvernement (je résume…), même si ce système se manifeste sous des formes bien différentes selon les pays où il est en force (passant de la sociale démocratie scandinave au capitalisme des États-Unis où les gagnants raflent la mise).

Les hérauts de la grande modération n’ont pas hésité à attribuer cette période sans cycles économiques à la déréglementation des marchés financiers. C’est pourtant cette déréglementation qui sera la première cause de la crise commencée en 2007!

Sa vie : l’individualisation du risque

Le plus grand échec des promoteurs de la grande modération est de n’avoir vu que ses qualités de stabilisation de l’inflation due à la politique monétaire et d’avoir ignoré les risques immenses de la déréglementation, de la mondialisation et finalement des bulles qui finiraient bien par éclater.

Alors que les risques étaient assumés auparavant par les entreprises et les gouvernements, la grande modération les a transférés aux individus, ménages et travailleurs, notamment par la diminution de la protection sociale : moins de lois pour protéger les consommateurs, moins de syndicats, mises à pieds facilitées sous le couvert de la flexibilité, individualisation de l’assurance-maladie et des régimes de retraite, etc. Pendant que les dirigeants d’entreprises recevaient une rémunération toujours plus élevée, le revenu des travailleurs stagnait et leurs emplois devenaient de plus en plus précaires. Lors de faillites, les dirigeants s’en tiraient avec de généreuses primes et les travailleurs n’étaient même pas certains de recevoir quelques semaines de paye de séparation. Les travailleurs étaient devenus une ressource comme une autre. Ce transfert du risque aux travailleurs a en plus diminué leur rapport de force, entraînant pour la majorité d’entre eux des baisses salariales et de moins bonne conditions de travail, convaincus par le système qu’ils étaient même chanceux d’avoir un emploi.

Sa mort : mais cette idée a-t-elle vraiment été vivante?

L’éclatement de la bulle immobilière et la crise qui s’en est suivie ont mis fin aux prétentions de la fin des cycles économiques et du concept de la grande modération. En fait, la grande modération n’a jamais existé. Déjà après la récession de 2001, due à l’éclatement de la bulle technologique, la reprise était lente et poussive. Elle ne s’est accélérée qu’avec le gonflement d’une autre bulle, immobilière, cette fois. Le libéralisme économique menant l’économie d’une bulle à l’autre en passant par leur éclatement, phénomènes tout à fait opposés au concept de modération et manifestations de cycles économiques bien présents, comment peut-on alors parler de grande modération et de disparition des cycles économiques?

Avec la crise, les idées de Keynes ont repris les devants, mais pas longtemps! On a utilisé brièvement les principes keynésiens pour sauver les banques et concocter des plans de relance trop faibles, mais on n’a jamais mis en application ses recommandations sur la nécessité de bien réglementer les marchés, notamment le marché financier. Selon les keynésiens, l’instabilité est une caractéristique inhérente des marchés financiers, influencés par l’alternance entre la prudence aux lendemains d’une récession (encore plus d’une crise comme celle commencée en 2007) et l’exubérance après quelques années de croissance (Keynes parlait de l’esprit animal – animal spirit, en anglais – pour décrire cette exubérance irrationnelle mue par un optimisme qui n’a rien à voir avec des attentes reposant sur des analyses rationnelles). Pour éviter les crises, il est donc important d’agir lorsque les marchés financiers sont trop prudents, mais aussi de les réglementer pour éviter les conséquences de leur période d’exubérance.

L’auteur avance qu’il n’y a jamais eu de grande modération. En fait, la volatilité était même proportionnellement plus faible dans les années 1950 et 1960, mais la croissance bien plus forte et le taux de chômage bien plus faible que de 1980 à 2007. Les reprises après les récessions étaient bien plus rapides qu’après les récessions de 1990, 2001 et 2007, qu’on a d’ailleurs appelées des reprises sans emploi (jobless revoveries, en anglais). Pire encore, la prolongation de la durée des récessions et de leurs reprises augmentent grandement le risque, l’insécurité et l’instabilité économique des ménages, accroissant aussi les inégalités, ce qui est le contraire de ce qu’on veut entendre par «grande modération» et «disparition des cycles économiques».

«[traduction Le résultat est que seulement une faible minorité profite de l’enrichissement de la société en ne prenant à peu près aucun risque, alors que la grande majorité doit accepter la possibilité que toute malchance (…) puisse détruire une vie d’effort.»

Ce n’est par exemple qu’au moyen de l’augmentation de leur endettement que les ménages ont pu préserver leur niveau de vie au début de ce siècle. Inévitablement, ils en ont fait les frais après l’éclatement de la bulle immobilière, de trop nombreux ménages ayant perdu tout ce qu’ils avaient accumulé auparavant. On voit bien que leur situation n’est pas devenue plus stable durant «la grande modération», mais bien plus volatile et risquée, comme le montre la forte augmentation des faillites depuis le tournant du siècle (malgré l’adoption de lois qui rendent la faillite plus difficile, à la demande du lobby de l’industrie des cartes de crédit…) et encore plus depuis le début de la crise.

Sa résurrection : une crise globale ou un accident de parcours?

En observant les conséquences de la dernière crise aux États-Unis, en Europe et ailleurs, on pourrait penser que l’idée même de la grande modération serait non seulement morte, mais enterrée une fois pour toute. Ce serait se tromper complètement!

Des économistes ont déjà commencé à prétendre que la dernière crise n’était qu’un accident de parcours ayant causé moins de volatilité que les récessions des années 1970. Pour ce, ils ont isolé certaines données appuyant leur thèse (ce qu’on appelle du picorage ou du «cherry picking» en anglais…), en en négligeant d’autres et en ne les mettant pas en contexte. Ils ne tiennent par exemple pas compte que ce n’est pas le libéralisme économique qui a stabilisé quelque peu les effets de la crise, mais bien des politiques gouvernementales interventionnistes : taux d’intérêts à zéro, création massive de monnaie et plans de relance de billions de $ pour sauver les banques et créer une petite reprise.

Ses substituts : d’autres politiques économiques

L’auteur recommande en premier lieu de renverser la prise de risque en remettant en place l’État providence par l’adoption de politiques sociales démocrates qui permettraient aussi de lutter contre les inégalités croissantes. Et, pour pouvoir accomplir ce programme, il faudra se débarrasser de bien d’autres idées zombies que l’auteur décrira dans les prochains chapitres (et moi, dans de prochains billets!)

Et alors…

Ce résumé ne rend bien sûr pas toutes les nuances apportées par l’auteur. Résumer et vulgariser un texte risque toujours de simplifier à outrance la pensée d’un auteur. C’est pour moi encore plus le cas avec un texte qui, quoiqu’en dise Ianik Marcil, aborde des concepts qui ne sont pas si simples que ça…

6 commentaires leave one →
  1. 11 février 2013 13 h 01 min

    Dans les films de zombie, il est généralement admis qu’il faut viser la tête afin de dégommer un mort-vivant.

    Visons la tête de l’économie zombie, c’est-à-dire les puissants lobbies du monde de la finance afin que les têtes roulent (au sens métaphorique…)

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  2. 11 février 2013 13 h 38 min

    «au sens métaphorique»

    Cela va de soi! 😉

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  3. L'engagé permalink
    13 février 2013 16 h 34 min

    C’est vraiment une super initiative, j’ai lu ce livre cet été et c’était pas facile, je suis content que vous en fassiez la présentation. Je vais me replonger dedans. Et effectivement, Marcil a une étrange compréhension de ce qui est «accessible». L’économie, c’est beaucoup plus simple quand il en parle…

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  4. 13 février 2013 17 h 22 min

    «Et effectivement, Marcil a une étrange compréhension de ce qui est «accessible». »

    Soyons clair, je n’ai pas trouvé ce livre si ardu. Mais il l’est sûrement pour quelqu’un qui n’a pas de bases solides en économie. Et Ianik sait que ces bases, je les ai…

    Le plus difficile a toutefois été pour moi de résumer-vulgariser ce chapitre (et surtout le suivant qui est déjà écrit) sans en perdre la substance.

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