Le goût d’apprendre
Dans le livre Le goût d’apprendre – Une valeur à partager qui contient des entretiens entre Denis Simard et Antoine Baby, ce dernier «s’amuse à distiller un certain nombre d’utopies en éducation, dans l’espoir de faire avancer le monde scolaire dans le sens de l’émancipation des plus démunis». Il y transmet en plus bien d’autres idées sur le monde de l’éducation et y critique les nombreuses manifestations de la dérive néolibérale actuelle dans ce secteur.
1. Qui êtes-vous Antoine Baby ? : Après deux courts textes (avant-propos) dans lesquels les deux protagonistes expliquent le contexte entourant la publication ce livre, Antoine Baby raconte le cheminement qui l’a amené à devenir un défenseur des démunis. Ses expériences scolaires, où il était souvent entouré de fils de riches alors qu’il venait d’une famille aux revenus modestes, ont eu, selon lui, une importance majeure dans le développement de ses valeurs.
2. L’éducation sous la loupe des sciences sociales : Antoine Baby explique le rôle des sciences sociales, et plus spécifiquement de la sociologie, dans les sciences de l’éducation et dans l’acte d’enseigner. Il dénonce ce qu’il appelle le pédagogisme, idéologie qui se manifeste notamment par la trop grande importance accordée aux aspects techniques de l’enseignement dans la formation des enseignants au détriment de la formation dans les matières enseignées. «L’éducation s’est autoproclamée science oubliant qu’elle était, autant dans l’enseignement que dans ses autres manifestations, d’abord et avant tout un art». Baby montre ensuite d’autres applications des sciences sociales dans le domaine de l’éducation et dénonce entre autres la concurrence entre les écoles et la trop grande adaptation de l’école aux besoins du marché du travail.
3. Deux réformes, deux regards : du rapport Parent à la réforme des années 2000 : Notre sociologue interviewé fait ici l’éloge du rapport Parent, son seul bémol étant que certaines de ses recommandations n’aient pas été mises en œuvre, notamment sur l’accueil des jeunes venant de milieux défavorisés et sur l’importance d’offrir une formation polyvalente et non pas conçue pour les besoins spécifiques (et temporaires) des entreprises, comme on tend de plus en plus à le faire. Il est à l’opposé cinglant sur la formation des enseignants (trop d’importance accordée aux techniques d’enseignement et pas assez aux matières à enseigner, à la culture générale et à l’accompagnement en début de carrière) et sur la réforme des années 2000.
4. Passé, présent et avenir de l’école publique : Baby favorise au primaire et au secondaire une formation commune pendant au moins neuf ans, sans évaluation chiffrée au cours des six ou sept premières années (comme en Finlande). L’implantation de cet idéal entraînerait notamment la fin du financement public des écoles privées et de la sélection d’élèves dans le secteur public. Ces mesures peuvent sembler radicales, mais elles correspondent assez bien avec les constats et les recommandations d’un rapport récent du Conseil supérieur de l’éducation (que j’ai présenté dans trois billets). Il poursuit en mettant l’accent sur l’importance de la formation générale à l’opposé de la formation trop spécialisée et conçue en fonction des besoins immédiats du marché du travail qui sont pourtant appelés à changer considérablement au cours des prochaines décennies (quand les employeurs qui exigent des travailleurs prêts à accomplir les tâches qu’ils veulent dès le jour de leur embauche ne décident pas de délocaliser leur travail dans un pays à bas salaire laissant tomber ces personnes formées pour eux sur mesure…).
5. Éduquer, instruire dans les milieux touchés par la pauvreté : Pour des enfants de cinq ou six ans, le changement de milieu social est tellement important entre la famille et l’école que, pour eux, entrer à l’école, c’est comme immigrer. Avant de pouvoir réussir à l’école, ils doivent pouvoir réussir l’école, c’est-à-dire, «réussir à s’intégrer, à s’adapter, à fonctionner comme les autres pour pouvoir d’adonner aussi facilement que les autres aux tâches scolaires». Ce chapitre aborde ensuite d’autres aspects de l’importance de l’environnement social dans la réussite des jeunes.
6. Une formation générale pour tous : Une école humaniste et démocratique, celle que prône Baby, vise à ce qu’«au terme d’une scolarité obligatoire, ils et elles (les jeunes) soient de véritables personnes émancipées, affranchies et non des êtres assujettis, qu’ils soient autre chose que des objets dociles, utiles et «compétents».» Il aborde aussi dans ce chapitre les avantages et désavantages de l’utilisation d’Internet dans la formation.
7. De la condition enseignante et de l’autonomie professionnelle des enseignants : Antoine Baby s’insurge contre les «nouvelles» méthodes de gestion qui traitent «l’école comme une manufacture de bines» dont l’objectif serait de maximiser ses profits. Peu importe le nom-slogan de ces méthodes (qualité totale, méthode Toyota, «New Public Management», assurance qualité, etc.), elles mènent toutes à mettre de la pression sur les enseignants pour atteindre des objectifs fixés à l’avance sans tenir compte de la réalité des écoles et des élèves. Il donne ensuite des exemples malheureux des conséquences de l’application de ces méthodes et aborde les changements qu’il souhaiterait à la formation des enseignants.
Un dernier mot… L’idée folle à laquelle je tiens le plus : Parmi toutes les idées mise de l’avant par Antoine Baby, il y en a une à laquelle il tient plus qu’à toutes les autres. Il est en effet «convaincu que la meilleure façon de lutter contre les inégalités sociales et toutes les formes d’exploitation est de faire partager par tous et par toutes, dans toutes les couches de la société, le goût d’apprendre tout au long de la vie».
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre a en effet de nombreuses qualités. Tout d’abord, le format d’entrevue favorise, je crois, la clarté du propos et l’utilisation d’un registre du langage moins spécialisé et donc plus facile à comprendre pour des néophytes en sociologie de l’éducation. Ensuite, l’interviewé sait bien ramasser ses idées et les transmettre de façon ordonnée, sans éviter quelques répétitions heureusement peu nombreuses. Il présente ses principaux arguments contre la dérive néolibérale de notre système d’éducation de façon claire et accessible. J’allais ajouter comme qualité la brièveté du livre, mais, en fait, en le terminant, j’en redemandais! Si vous désirez avoir un avant-goût de ce livre, je suggère la lecture de cette lettre d’Antoine Baby que Le Devoir a publiée il y a trois ans. Vous y retrouverez l’esprit de sa vision de l’éducation et cela devrait vous donner le goût de lire ce livre… ou de ne pas le lire! Ah oui, en plus, les rares notes sont en bas de page!
Il s’agit sans contredit de mon coup de cœur des derniers mois!
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