L’impact des voitures autonomes sur les consommateurs
La question de l’automatisation des emplois est probablement le sujet qui soulève le plus de commentaires sur l’avenir du marché du travail. J’ai d’ailleurs déjà consacré au moins trois billets à cette question. Une des technologies dont on parle le plus à ce sujet est l’implantation de voitures autonomes. J’ai justement lu récemment deux études sur l’impact de l’implantation de ces voitures, études que je vais présenter dans ce billet et dans le suivant. La première est intitulée Self-Driving Vehicles, the Threat to Consumers (Les véhicules autonomes, une menace pour les consommateurs) et a été produite par Harvey Rosenfield, un avocat qui a fondé Consumer Watchdog, organisme progressiste de défense des droits des consommateurs.
Introduction
Le remplacement des voitures actuelles par des voitures autonomes nous est presque toujours présenté comme un signe de progrès radieux qui n’aura que des conséquences positives, aussi bien en redonnant beaucoup de temps aux personnes qui conduisent actuellement qu’en faisant diminuer le nombre d’accidents d’automobile et le coût des assurances.
Mais est-ce que ce serait vraiment aussi merveilleux? Cette étude porte sur les risques réels qui sont trop souvent négligés par les promoteurs des voitures autonomes, sur la réglementation encadrant la responsabilité dans des cas d’accidents automobiles et protégeant les consommateurs, et sur les démarches d’ores et déjà entreprises par les sociétés d’assurances et les constructeurs de voitures autonomes, d’équipement informatique et de logiciels (avec l’appui potentiel du gouvernement) pour faire modifier cette réglementation pour qu’ils soient le plus rarement possible déclarés responsables d’un accident ou d’autres dommages découlant de l’utilisation d’une voiture autonome.
Les risques entourant l’utilisation d’une voiture autonome
La fiabilité des voitures autonomes est déjà un enjeu majeur en regard de la responsabilité juridique des dommages dus au mauvais fonctionnement de ces véhicules, notamment en raison de défauts et de pannes dus au mauvais fonctionnement du matériel informatique et des logiciels. Phénomène inquiétant, on observe de plus en plus de rappels d’automobiles, en fait 100 millions en 2014 et 2015 aux États-Unis, trop souvent dus à des problèmes de fiabilité mettant en danger la vie des conducteurs et des passagers de ces automobiles (l’auteur mentionne des problèmes d’allumage, de coussins gonflables qui explosent et d’accélérations inattendues). Dans ce contexte de laxisme face à la sécurité de la part des constructeurs d’automobiles, il est difficile de croire que ces mêmes constructeurs seraient en mesure de construire des véhicules beaucoup plus complexes qui seraient tout d’un coup plus fiables que les véhicules actuels.
L’organisme de sécurité dans le transport public des États-Unis ne s’attend d’ailleurs pas à la perfection, puisqu’il prévoit que la mortalité sur les routes ne disparaîtrait pas, mais serait divisée par deux si tous les véhicules sur les routes étaient autonomes. L’auteur reconnaît aussi que les ajouts automatisés des dernières années (freinage d’urgence, avertissement de collisions, stationnement assisté, etc.) préviennent déjà des décès, des blessures et des dommages matériels, mais souligne que l’implantation de voitures autonomes fait surgir un ensemble tout à fait nouveau de risques pour lesquels il est impossible d’estimer avec un minimum de précision les conséquences.
1. Matériel informatique et logiciels défectueux, bogués ou biaisés : Pour fonctionner, une voiture autonome a besoin d’un ordinateur et de capteurs, mais aussi de radars, lidars et vidéos pour pouvoir détecter la route, ses lignes, les autres véhicules, les piétons, les animaux, les feux de circulation, la signalisation, les travaux, les activités policières, la météo, etc. Et tous ces équipements doivent être en parfait état pour effectuer correctement leurs fonctions. L’ordinateur peut aussi collecter de l’information de sources externes (autres véhicules, infrastructures routières, satellites et autres) et doit prendre des décisions en quelques millisecondes, décisions ayant potentiellement un impact sur la vie des passagers de ce véhicule et des autres véhicules, des piétons et même d’autres personnes. Ces décisions posent déjà des problèmes éthiques importants pour les programmeurs. Ils pourraient privilégier la vie des passagers de l’automobile au détriment de celle des piétons, mais on ne le sait pas, la programmation et les mécanismes d’apprentissage des logiciels utilisant l’intelligence artificielle étant considérés comme des secrets industriels… Que se passera-t-il s’il y a un bogue (comme il y en a presque toujours en informatique)? Là, ce n’est pas la perte d’un document qu’on peut craindre ou pire, le retard dans la remise d’un chèque de paye, mais la perte de vies humaines.
2. Vie privée et sécurité : Déjà aujourd’hui, les ordinateurs sont en mesure de collecter de l’information sur le comportement des conducteurs, information parfois disponible aux employeurs et aux assureurs dans le cas des conducteurs de camions (boîtes noires et autres). Avec les voitures et les camions autonomes, le nombre de personnes et d’organismes pouvant avoir accès à ce genre d’information sera multiplié et inclura notamment des agences gouvernementales, des constructeurs d’automobiles, des géants d’Internet et des sociétés d’assurance. Même si on invoquera l’importance d’obtenir cette information pour des motifs d’amélioration de la performance et de la sécurité, on s’en servira aussi :
- pour déterminer la responsabilité en cas d’accident;
- pour calculer les primes d’assurances en fonction de diverses caractéristiques et des risques qui y sont associés (méthode discriminant les populations les plus démunies);
- pour compléter les dossiers que de nombreuses entreprises (banques, Google, etc.) ont sur nous, souvent pour vendre cette information à des publicistes ou à d’autres clients.
Ces données devenant de plus en plus complètes et valant en conséquence toujours plus cher, elles deviendront aussi plus intéressantes pour des pirates informatiques… En plus, comme les voitures autonomes sont sous le contrôle d’un ordinateur, un pirate pourrait en prendre le contrôle (ce qui est déjà arrivé avec des véhicules à l’essai) à des fins criminelles, voire terroristes.
3. L’inadéquation de la réglementation : Sous la pression des constructeurs, les autorités réglementaires ont trop tendance à se fier à l’autoréglementation et à l’autocertification. Cela est d’ailleurs le cas dans les premières politiques encadrant la fabrication des voitures autonomes, supposément pour faciliter le développement et l’implantation de ces nouvelles technologies. En plus, il n’y a pas encore de normes de fabrication claires pour l’ensemble de l’industrie.
4 et 5. Situation actuelle des voitures autonomes et de l’infrastructure nécessaire : Malgré les annonces affirmant que la voiture autonome envahira nos routes sous peu, il n’y en a aucune actuellement en vente ou même permise lors de tests sans la présence d’un conducteur qui peut en prendre le contrôle rapidement. Si 21 sociétés ont des permis pour tester de telles automobiles (avec la présence d’un conducteur), celles-ci ne diffusent aucune information sur leurs expériences (autre que pour en faire la promotion). Les problèmes connus qui ont forcé l’intervention du conducteur durant les tests vont de la présence de nids-de-poule, de branches ou de zones de construction, à la météo (vent, pluie, etc.), à des lignes trop pâles ou à des feux de circulation, à des changements de voie (dont un accident pour lequel la responsabilité de la conception de la voiture autonome a été établie et avouée par le fabricant, ce qui est rare) et au comportement inattendu d’autres conducteurs, bref de situations relativement courantes. Il est donc clair que ces véhicules ne sont pas au point et ne sont pas près de l’être. Quant à l’infrastructure nécessaire pour coordonner le fonctionnement de millions de véhicules autonomes, elle n’est même pas en voie de planification.
6 et 7. Le prix et ses conséquences : On peut s’attendre à ce que le prix des voitures autonomes (et des assurances) soit beaucoup plus élevé que celui des voitures actuelles (l’auteur mentionne bien d’autres facteurs plus techniques qui contribueront à hausser le prix de ces voitures), ce qui retardera son implantation et fera en sorte que cela prendra beaucoup de temps avant que ces voitures soient les seules à circuler sur nos routes. Il faudra donc les réglementer en fonction de la cohabitation qui constitue, on l’a vu, une source de risque important de fonctionnement inadéquat de ces voitures.
Le système de responsabilité personnelle et les voitures autonomes
Cette partie de l’étude est beaucoup plus technique et porte sur les concepts et la législation des États-Unis en matière de faute, de responsabilité et de dédommagement. L’auteur y aborde des concepts comme la négligence, l’intention, les utilisations raisonnable et abusive, la défectuosité et la responsabilité des transporteurs. À partir de ces concepts, l’auteur présente divers scénarios d’établissement de la responsabilité en cas d’accidents en fonction de la présence ou non d’un conducteur ou même d’un passager qui a la possibilité de reprendre le contrôle de la voiture. Il est donc probable que cette possibilité demeure très longtemps, car, ainsi, la responsabilité reposerait en règle générale sur ce passager (ce qui s’est passé lors d’accidents survenus lors de tests), à moins de modifier la législation. Mais si l’automobile doit l’avertir, là, la responsabilité serait moins claire si le passager ne s’attendait pas à ce que l’auto lui demande d’intervenir et n’était pas prêt à le faire (si cela est prouvable!). Et si l’accident est dû à un capteur sale ou mal entretenu (selon quelles normes?), qui sera responsable? L’auto qui n’a pas averti le propriétaire qu’elle «voit» mal ou celui-ci qui aurait dû s’assurer de son état? Bref, les litiges risquent d’être nombreux et complexes, confrontant parfois un consommateur seul contre des sociétés riches et puissantes.
Toutes ces complications se refléteront bien sûr dans les contrats d’assurance. Même si le nombre d’accidents devrait diminuer, le coût des dégâts matériels augmentera, assurant le maintien ou même plus probablement la croissance du marché de l’assurance automobile. Et tant que l’évaluation précise des nouveaux risques (bogues, pannes, piratage, etc.) ne pourra pas être établie, on peut s’attendre à ce que les actuaires des sociétés d’assurances veillent à ce que leur employeur ne soit pas perdant. Au bout du compte, les primes devraient augmenter de façon importante, et non pas diminuer comme certains promoteurs de ces voitures l’affirment.
Un recul des droits des consommateurs?
Au cours des 50 dernières années, les gouvernements ont adopté de nombreuses mesures de protection des droits des consommateurs (fausse publicité, produits défectueux, pratiques financières douteuses, etc.) qui sont devenues normales et que nous tenons maintenant pour acquises. Cela ne veut pas dire que les grandes entreprises les ont acceptées de gaieté de cœur. Elles ont en fait toujours lutté contre ces protections, notamment par l’embauche de lobbyistes et par le financement d’instituts de recherche (think tanks) ou d’autres universitaires indépendants. Même s’il est maintenant démontré que l’implantation imminente de voitures autonomes est un fantasme, les fabricants d’automobiles, d’équipements informatiques et de logiciels ainsi que les sociétés d’assurance se servent de cette fausseté pour convaincre le législateur de réécrire les lois de protection des consommateurs à leur avantage. Voici les thèmes que ces sociétés ont utilisés (et continueront à utiliser) à cette fin :
- atténuer la responsabilité des entreprises pour stimuler l’innovation, aussi bien en limitant le montant maximal de réclamation en cas de blessures et de décès (ce que les États-Unis ont déjà fait, par exemple en limitant la responsabilité des entreprises d’énergie nucléaire en cas d’accident nucléaire) qu’en imposant des normes nationales moins contraignantes et en les imposant aux États (qui ne pourraient pas les modifier);
- atténuer la responsabilité des entreprises pour faire diminuer les primes d’assurances;
- abroger les protections contre la surfacturation et la discrimination de la part des sociétés d’assurance, comme elles qui les ont déjà contestées dans les États où ces protections existent; la surfacturation dont on parle ici est la mesure discriminatoire qui consiste à supposer qu’une personne qui a des caractéristiques identiques à des personnes qui ont eu plus d’accidents risquent d’en avoir plus et doivent payer plus cher.
L’auteur conclut en proposant des mesures qui visent à corriger les lacunes soulevées auparavant :
- préserver la réglementation protégeant les droits des consommateurs et l’améliorer là où elle est insuffisante;
- établir des normes de sécurité pour les voitures autonomes;
- adopter une législation plus contraignante pour protéger les renseignements personnels et la vie privée;
- respecter la démocratie et les valeurs humaines (notamment sur les questions éthiques mentionnées plus tôt).
Et alors…
Cela faisait quelques semaines que j’avais mis cette étude de côté quand je me suis enfin résolu à la lire. C’est finalement après avoir pris connaissance de l’existence d’une deuxième étude sur les voitures autonomes (dont je vais parler dans mon prochain billet) que j’ai commencé à la lire. Et là, je me suis aperçu qu’elle révélait, mieux que tout ce que j’avais lu avant sur le sujet, certaines des supercheries les plus flagrantes (même si trop souvent ignorées) sur les voitures autonomes. On y montre en effet clairement que ces voitures sont loin d’être au point, que, même si elles l’étaient, cela prendrait des décennies avant qu’elles soient les seules à circuler sur nos routes (si cela arrive un jour) et qu’on risque d’exiger la présence d’un conducteur de contrôle dans ces voitures pendant aussi des décennies, au moins! Cela rend plutôt lointaine (et même douteuse) l’image de la voiture qui nous reconduirait au travail nous laissant lire notre blogue favori au cours du trajet et qui reviendrait d’elle-même à la maison pour reprendre la route à la fin de la journée pour venir nous chercher au travail. Quant aux taxis sans chauffeur, on peut toujours continuer à en rêver…
Puis, elle nous montre les petits détails qui viennent remettre en question le portrait idyllique qu’on tente de nous vendre, comme celui d’un système informatique qui n’a jamais de bogue ni de panne et qui est à l’abri des pirates informatiques. Disons qu’on nous parle rarement du problème de la responsabilité juridique en cas d’accidents (qui seraient selon eux de toute façon bien trop rares pour que cela vaille la peine d’en parler!) ou des démarches des développeurs pour que cette responsabilité ne tombe surtout pas sur leurs épaules (même s’ils sont les premiers à tenter de nous convaincre que les accidents disparaîtront…). Enfin, même si l’auteur exagérait, il aurait fait œuvre utile en nous ouvrant les yeux sur des aspects de l’implantation des voitures autonomes dont on ne nous parle pas souvent!
Si je trouvais que l’auteur de cette étude beurrait un peu épais par bouts, une nouvelle lue ce matin vient au contraire appuyer son analyse.
«Si la pièce législative est adoptée par le Sénat dans sa forme actuelle, elle permettra aux entreprises technologiques et aux constructeurs d’obtenir des exemptions aux normes de sécurité fédérales pour déployer un maximum de 25 000 véhicules autonomes dans la première année, et jusqu’à 100 000 voitures par an après trois ans.
En bref, le projet de loi prévoit que les États sont toujours responsables de l’enregistrement des véhicules, mais qu’ils ne peuvent légiférer sur la manière avec laquelle ils sont conçus. Grâce à cette nouvelle loi fédérale, les compagnies pourraient donc tester plus facilement de nouvelles technologies, sans faire face à l’opposition de certains États.»
Exemptions aux normes de sécurité, interdiction aux États de modifier ces normes, l’auteur de l’étude avait finalement bien raison. Et, comme il le prévoyait, on invoque l’importance de stimuler l’innovation. Autre affirmation de l’étude qui est confirmée, on peut aussi lire dans cet article que «la commercialisation d’une voiture complètement autonome ne nécessitant aucune intervention humaine ne se produira pas avant 25 ou 30 ans». Bravo à Harvey Rosenfield!
http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/507363/voitures-autonomes
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Et sur la fragilité des données personnelles, mêmes les entreprises qui possèdent les données les plus sensibles se font pirater…
http://beta.radio-canada.ca/nouvelle/1054903/vol-massif-renseignements-personnels-equifax-reaction
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Tiens donc…
«Les constructeurs automobiles sont devenus prudents dans leurs communications sur les voitures autonomes : les produits spectaculaires initialement annoncés pour 2020 ont été reportés devant la complexité et le coût de ces technologies. Au salon automobile de Genève, la voiture électrique est partout, le véhicule autonome quasiment nulle part.»
https://www.ledevoir.com/economie/549185/l-euphorie-retombe-autour-des-vehicules-autonomes
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