Aller au contenu principal

L’effet dissuasif de la PCU

30 juillet 2020

effet dissuasif de la PCUOn entend parler presque quotidiennement de l’effet dissuasif sur l’emploi de la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Dans ce contexte, j’ai été attiré par l’article d’Éric Desrosiers du Devoir intitulé L’effet dissuasif de la PCU se révèle plus grand qu’il n’y paraît.

Je n’aime pas ce genre de titre (répété dans l’amorce de l’article) qui compare un phénomène à quelque chose d’aussi imprécis que ce qu’il n’y paraît. Qu’il n’y paraît pour qui? D’ailleurs, nulle part dans l’article on ne quantifie l’effet dissuasif de la PCU et on ne le compare à ce qu’il y paraît. À son habitude (que j’applaudis), M. Desrosiers a fourni un lien vers le document qu’il résume dans son article. Il s’agit d’un court document de sept pages (dont seulement cinq de textes et graphiques) de la Banque Nationale du Canada (BNC) intitulé Marché du travail canadien : Le diable est dans les détails rédigé par Alexandra Ducharme et Noah Nagle. Je vais le présenter, le commenter et ajouter les données pour le Québec pour comparer avec celles pour le Canada indiquées dans ce document.

Introduction

Les femmes et les jeunes (15-24 ans) sont de loin les deux groupes les plus touchés par les pertes d’emploi dus aux mesures adoptées pour réduire les conséquences sanitaires de la COVID-19. Pour minimiser cet impact, le gouvernement fédéral a créé la PCU, un programme de soutien du revenu avec peu de critères et de contraintes bureaucratiques, qui a permis une intervention rapide et efficace.

Les auteur.es constatent que le niveau de remplacement du revenu de la PCU varie grandement selon les industries «créant possiblement une désincitation au travail dans certaines d’entre elles». Entre juin 2019 et juin 2020, la baisse de l’emploi par industrie a grandement varié au Canada, passant d’une hausse de 8,1 % dans la finance et assurances (une des deux seules industries des 21 présentées à avoir connu une hausse d’emploi) à une baisse de 30,9 % dans les services d’hébergement et de restauration, pour une baisse moyenne de 8,3 %. Au Québec, l’emploi a aussi augmenté entre juin 2019 et juin 2020 dans la finance et les assurances (de 7,1 %) et a baissé le plus dans la forêt (35,0 %) et dans les services d’hébergement et de restauration (de 32,7 %), pour une baisse moyenne de 6,2 %. Aucune autre industrie n’a connu une baisse d’emploi de plus de 20 % au Canada et au Québec.

Selon le groupe d’âge et le sexe

Cette baisse s’est répartie bien différemment selon les groupes d’âge et le sexe. Entre juin 2019 et juin 2020, l’emploi a baissé au Canada :

  • de 19,9 % chez les 15-24 ans (15,8 % au Québec);
  • de 6,2 % chez les 25-39 ans (3,5 % au Québec);
  • de 6,0 % chez les 40-54 ans (4,2 % au Québec);
  • de 7,5 % chez les 55 ans et plus (6,9 % au Québec);
  • de 6,6 % chez les hommes (5,3 % au Québec);
  • de 10,2 % chez les femmes (7,1 % au Québec).

Cette baisse importante chez les jeunes, et dans une moindre mesure chez les femmes, peut s’expliquer par leur forte présence dans les industries qui étaient encore en juin 2020 les plus confinées et qui ont donc connu les plus fortes baisses d’emploi. Si le plus fort recul chez les jeunes peut aussi s’expliquer par le fait qu’ils et elles sont toujours les plus touché.es lors de récessions, ce facteur aurait dû toucher davantage les hommes que les femmes, car les récessions frappent habituellement en premier lieu les secteurs de la construction et de la fabrication qui ont au contraire connu une baisse moins forte que la moyenne entre juin 2019 et juin 2020 (respectivement de 7,4 % et de 7,8 % au Canada par rapport à la moyenne de 8,3 %, et de 3,6 % et de 5,4 % au Québec par rapport à la moyenne de 6,2 %). Les auteur.es émettent aussi l’hypothèse que les femmes ont davantage assumé la garde des enfants alors que les écoles et les services de garde étaient en partie fermés.

PCU : un bienfait et une malédiction

Ce sous-titre est bien sûr celui du document, pas de moi! Les auteur.es considèrent que la PCU était nécessaire quand la crise a éclaté «pour maintenir l’économie à flot puisqu’il entretenait une certaine dépense des ménages alors que le chômage atteignait de nouveaux records». Notons que l’objectif mentionné ici est de maintenir l’économie à flot, pas d’aider les ménages les plus atteints par les pertes d’emploi… Les auteur.es précisent que si la contribution de la PCU représentait 49 % de la rémunération moyenne canadienne de 1028,50 $ en 2019 (ou 52 % de la rémunération moyenne québécoise de 965,08 $), elle était supérieure de 19 % à la rémunération moyenne de 420 $ touchée dans les services d’hébergement et de restauration (de 25 % à celle touchée dans cette industrie au Québec, soit 399 $), ce qui, selon les auteur.es, pourrait inciter les prestataires de la PCU à demeurer en chômage ou inactif.ives, plutôt que de retourner au travail. Notons qu’aucune autre industrie n’avait une rémunération moyenne inférieure à 500 $, au Canada comme au Québec.

Les auteur.es poursuivent en soulignant que les personnes qui travaillent à temps partiel sont plus susceptibles que celles qui travaillent à temps plein de gagner moins de 500 $ par semaine. Ce travail est très fréquent chez des jeunes (taux de travail à temps partiel de 49 % au Canada et de 55 % au Québec en 2019, par rapport à la moyenne de 19 %, au Canada et au Québec) et, dans une moindre mesure, chez les femmes (26 % au Canada et 25 % au Québec). De fait, le salaire moyen des personnes qui travaillaient à temps partiel en 2019 était de 352 $ par semaine au Canada et de 355 $ au Québec, soit dans les deux cas environ 70 % des 500 $ de la PCU.

Il n’y a que deux industries au Canada et probablement trois au Québec (Statistique Canada ne publie pas de données pour le Québec dans deux industries) où les employé.es à temps partiel gagnaient en moyenne plus de 500 $ par semaine, dont les employé.es des secteurs de la santé et de l’enseignement au Québec. Dans quatre industries, les mêmes au Québec et au Canada (agriculture, commerce de gros et de détail, information, culture et loisirs, et services d’hébergement et de restauration), le salaire moyen de ces employé.es était presque deux fois moins élevé que la PCU. Comme trois de ces quatre industries (les quatre précédentes sauf l’agriculture) étaient celles présentant les taux de travail à temps partiel les plus élevés (trois des quatre plus élevés au Québec), les auteur.es concluent que cela «laisse penser que ces personnes sont particulièrement susceptibles d’être découragées de reprendre le travail en raison de la PCU». Il et elle ne mentionnent pas ici (mais en parlent en conclusion sans que cela ne modifie leurs recommandations) que, comme les salaires moyens sont aux environs de 250 $ dans ces trois ou quatre industries, ces employé.es sont surtout susceptibles de pouvoir travailler sans renoncer à la PCU, qui permet en effet de la conserver si on gagne moins de 1000 $ en quatre semaines. Comme en plus les horaires sont parfois réduits dans ces industries (notamment dans la restauration), cette situation est probablement assez fréquente.

Un sondage

Les auteur.es citent ensuite un sondage tenu par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) au début juillet. Comme ce sondage a été utilisé par la FCEI pour faire pression sur le gouvernement pour modifier la PCU, il vaut la peine de s’y attarder un peu. Les auteur.es ne retiennent qu’un résultat, soit que 62 % des employé.es qui ont été mis à pied et qui refusent de reprendre le travail disent préférer bénéficier de la PCU. Sauf que ces personnes ont souvent mentionné plus d’un motif (le total des motifs énoncés dans le sondage donne 172 %), dont l’inquiétude pour leur santé ou celle de leurs proches (47 %) et le fait d’avoir trouvé un autre emploi (pas de % mentionné). En plus, le sondage nous apprend (ce que les auteur.es du document ne disent pas) que c’est en fait 27 % des entreprises qui ont répondu qu’il y a au moins un.e des employé.es qu’elles ont mis.es à pied qui a refusé de reprendre le travail (31 % au Québec), mais sans préciser le nombre de ces employé.es, ni leur proportion. Ce serait donc 62 % de ces 27 % (donc 17 %) des entreprises interrogées qui auraient au moins un.e employé.e qui a répondu ainsi (en mentionnant peut-être d’autres motifs), sans qu’on puisse savoir quel pourcentage des employé.es cela représente! C’est sûrement beaucoup moins de 17 %, car une entreprise peut répondre oui avec un seul cas.

En fait, comme tous les sondages de la FCEI, celui-ci a été tenu en ligne. Il est basé sur 3816 réponses sur les 100 000 membres de la FCEI, avec donc un taux de réponse de moins de 4 %. Cet échantillon est non probabiliste, sans marge d’erreur (même si la FCEI affirme que s’il était probabiliste, il y en aurait une, mais il ne l’est pas!), d’autant plus que les membres de la FCEI ne représentent que 10 % des petites et moyennes entreprises (PME) du Canada et aucune du secteur public. Il est donc fort possible que les entreprises membres de la FCEI que cette question touche directement aient été davantage incitées à répondre à ce sondage que celles que cette question ne touche pas. Mais, on ne le sait pas.

Et même si ce sondage était valable, on peut se demander, comme le fait Olivier Schmouker dans cette chronique parue dans le journal Les affaires (qui n’est pas un repaire de gauchistes), pourquoi ces employé.es préfèrent ne pas retourner au travail et perdre à long terme cet emploi, alors que la PCU est loin d’être éternelle (Paul Krugman tient un raisonnement semblable pour répliquer à l’argument de l’effet dissuasif des programmes de soutien aux États-Unis utilisé par les républicains qui veulent les réduire). S’ils «préfèrent un revenu de subsistance à l’emploi qui leur est proposé», cela signifie «soit que l’emploi en question est payé une misère, soit que l’emploi en question est une véritable souffrance quotidienne. Peut-être même les deux à la fois», en conclut M. Schmouker. Mais, revenons au document de la BNC…

Conclusion

Les auteur.es reviennent sur leurs constats et s’inquiètent qu’il y ait un risque, lorsque l’économie redémarrera «que la principale mesure de soutien du gouvernement, dans sa forme actuelle, nuise à la reprise du marché du travail en encourageant certains travailleurs à rester en chômage plus longtemps». Il et elle recommandent en conséquence que le gouvernement revienne aux programmes de sécurité du revenu «normaux» «qui se sont révélés justes, efficaces et probablement plus efficients que la PCU». On n’y mentionne pas lesquels, mais j’imagine qu’il s’agit de l’assurance-emploi, dont les critères n’ont aucun sens dans une période comme celle-ci, car il est ridicule de demander aux gens de rester chez eux tout en les obligeant à chercher des emplois, et de l’aide sociale qui oblige à liquider ses actifs pour avoir le droit de recevoir des prestations qui maintiennent les bénéficiaires dans la misère!

Les auteur.es concluent que l’expiration «de cette aide au revenu extraordinaire nous permettra de mieux comprendre l’effet négatif de la récession actuelle sur différents segments de la population». Cette conclusion est assez révoltante. Selon les auteur.es, on devrait laisser des citoyen.nes dans la misère pour mieux comprendre les effets négatifs d’une récession, effets qui seraient bien sûr amplifiés par la fin de la PCU, aussi bien par les effets de cette décision sur ces citoyen.nes que par la baisse de leurs dépenses qui retarderait la reprise!

Et alors…

Je suis surpris qu’un document qui ne fait qu’énumérer des facteurs pouvant inciter des personnes à refuser de retourner à leur ancien emploi soit interprété par le Devoir et son journaliste comme un effet plus grand «qu’il n’y paraît». En fait, nulle part ce document ne quantifie cet effet, si ce n’est avec le sondage bancal de la FCEI qui ne permet en fait même pas de le quantifier, mais qui ne fait que nous apprendre qu’il existe.

Les premiers signaux qui nous permettent de quantifier approximativement cet effet viennent des données désaisonnalisées de l’Enquête sur la population active (EPA), car on peut y voir les conséquences sur l’emploi du déconfinement des industries et des groupes mentionnés dans le document de la BNC. Ainsi, selon le tableau 14-10-0022-01 de Statistique Canada, entre mai et juin 2020, l’estimation de l’emploi a augmenté au Canada de :

  • 6,9 % (8,2 % au Québec), mais de 10,7 % dans le commerce de détail (8,5 %), de 15,9 % dans l’information, culture et loisirs (12,8 %) et de 27,5 % dans les services d’hébergement et de restauration (30,7 %);
  • de 22,5 % chez les 15-24 par rapport à 5,0 % chez les 25 ans et plus (26,6 % par rapport à 6,0 %), hausse plus de quatre fois plus élevée;
  • de 13,3 % dans le travail à temps partiel par rapport à 5,7 % dans le travail à temps plein (14,6 % par rapport à 7,1 % au Québec), soit plus du double.

Ces hausses ne prouvent pas que personne n’a refusé de reprendre le travail dans ces industries et groupes, mais que, si ce fut le cas, cela n’a pas empêché l’emploi d’augmenter à un rythme beaucoup plus élevé que dans les autres industries et groupes, aussi bien au Canada qu’au Québec. On verra le mois prochain si ces tendances encourageantes se sont poursuivies. Il demeure que certaines industries risquent de prendre du temps à redémarrer (transport aérien, spectacles, etc.) ou à atteindre leur niveau d’activité d’avant la crise (comme les services d’hébergement et de restauration, où de nombreux établissements en arrachent encore) et que la PCU, ou une version pas trop amendée, sera toujours essentielle pour les personnes qui continueront à devoir attendre un rappel si elles n’ont pas trouvé d’emploi ailleurs. Il est de loin préférable qu’un certain nombre de personnes refusent de retourner dans des emplois peu attrayants que d’en voir encore plus se retrouver dans la misère.

10 commentaires leave one →
  1. 30 juillet 2020 8 h 37 min

    Superbe topo, merci ! L’allusion à une forme de quantification alors qu’il n’en est rien frôle la désinformation…

    J’aime

  2. 30 juillet 2020 15 h 20 min

    Le concept de l’effet dissuasif de la PCU a tellement été répété qu’il est pratiquement rendu un fait pour bien du monde, dont la majorité des journalistes, même s’il n’existe aucune donnée qui appuie cet effet, si ce n’est des anecdotes. Lors d’une entrevue à RDI économie, j’ai entendu le journaliste parler de cet effet sans mise en contexte (en déclarant que ce programme nuit au retour au travail), alors que la personne interviewée (une restauratrice) ne l’avait pas mentionné dans ses problèmes et n’y est pas revenu après l’intervention du journaliste. Vers 5 minutes

    J’aime

  3. Marie-Lise Charbonneau permalink
    2 août 2020 8 h 23 min

    Merci! Ce texte remet en perspective les décisions gouvernementales…Pertinent et essentiel.

    Aimé par 1 personne

  4. 2 août 2020 11 h 12 min

    Un autre exemple du traitement des journalistes de l’effet dissuasif de la PCU. On ne se pose même pas de question sur les salaires offerts, même si les patrons ont les moyens d’offrir l’hébergement pour embaucher des gens de Montréal, alors que cela montre qu’ils ont une marge de manoeuvre pour offrir des salaires plus élevés. Le fait qu’il y avait déjà une pénurie (je préfère parler de difficultés de recutement) l’an passé alors que la PCU n’existait pas ne semble pas non plus modifier le jugement des journalistes.

    J’aime

  5. Richard Langelier permalink
    4 août 2020 17 h 16 min

    «Pénurie» plutôt que «Difficultés de recrutement», je l’ai entendu à satiété.

    Aimé par 1 personne

Trackbacks

  1. L’emploi, la COVID-19 et l’Institut du Québec |
  2. L’effet dissuasif du supplément à l’assurance-chômage aux États-Unis |
  3. Les postes vacants, la COVID-19 et les programmes d’aide aux travailleur.euses |
  4. Poverty, by America |
  5. La crise de la main-d’œuvre |

Laisser un commentaire