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La crise de la main-d’œuvre

4 décembre 2023

crise de la main-d’œuvreAvec son livre La crise de la main-d’œuvre – Un Québec en panne de travailleurs, Éric Desrosiers, politologue et journaliste au Devoir, «propose un survol des principales causes de la pénurie de main-d’œuvre et de ses conséquences possibles. Mais il se penche surtout sur les principales solutions auxquelles on penserait intuitivement, ou pas».

Introduction : L’auteur dit savoir que le mot pénurie est critiqué par les expert·es (dont moi, et ce, depuis longtemps!), mais a décidé de l’utiliser quand même parce que c’est celui qui est le plus utilisé, notamment par les employeurs. Je ne suis bien sûr pas d’accord, notamment parce que les employeurs préfèrent utiliser ce terme plutôt que de prendre conscience que les conditions de travail qu’ils offrent sont souvent insuffisantes ou inadéquates. D’ailleurs, l’auteur utilise fréquemment l’expression «postes vacants» qui est beaucoup plus juste. Il présente ensuite sa démarche, la structure de ce petit livre (157 pages) et un résumé du contenu de ses chapitres.

1. Tellement facile à prévoir (les origines et les causes) : Comme tout phénomène démographique, le manque de main-d’œuvre, principale cause de la hausse du nombre de postes vacants, était facilement prévisible et a d’ailleurs été prévu il y a quelques décennies, même si quelques phénomènes, dont la hausse du taux d’emploi des femmes, ont retardé quelque peu sa venue. L’auteur montre que la croissance de la population en 2022 a été presque uniquement due aux migrations internationales permanentes et encore plus temporaires en raison du vieillissement de la population. Il présente ensuite de nombreuses données pertinentes sur le marché du travail, en général correctement, mais pas toujours.

2. Le problème numéro un des prochaines années (les impacts) : L’auteur cite tout d’abord des organismes patronaux et leurs données «maison» (souvent tirées de sondages avec des échantillons biaisés, comme je le montre dans ce billet et dans celui-ci) pour évaluer l’impact de la hausse du nombre de postes vacants. Il explique ensuite les différences entre des concepts souvent confondus (pénuries, postes vacants, rareté et difficultés de recrutement) et ajoute que ces différences sont importantes, car les mesures à adopter pour y faire face ne sont pas les mêmes (ça, c’est bien!). Il aborde ensuite la grande variabilité de l’ampleur de ce problème selon les secteurs et les régions; les impacts positifs de cette situation sur le chômage et sur les salaires des travailleur·euses; l’évolution du rapport de dépendance (bien fait, mais sans montrer son niveau dans les années 1970, alors qu’il était très élevé en raison du grand nombre de boomers de moins de 20 ans; voir ce billet); l’impact du vieillissement de la population sur les dépenses en santé en tenant compte des dépenses et des investissements nécessaires pour la transition écologique et pour l’adaptation aux changements climatiques.

3. À la recherche des travailleur·euses manquant·es (des solutions) : L’auteur cite quelques déclarations malheureuses de Lucien Bouchard sur la démographie et le travail, puis décrit les mesures natalistes et de conciliation travail-vie personnelle adoptées au Québec. Pour estimer comment le Québec pourrait faire augmenter les heures travaillées par sa main-d’œuvre (ce qu’il appelle des solutions dans le titre de ce chapitre), il se penche ensuite sur l’évolution de ces heures de travail; sur le taux d’activité global, des femmes et des personnes âgées de 55 ans et plus; sur l’âge moyen de la retraite (qui n’est pas un indicateur très pertinent, comme je l’ai expliqué dans ce billet); sur le travail des enfants (moins de 15 ans) et des jeunes (15-24 ans); sur la population en marge du marché du travail (prestataires de l’aide sociale, personnes handicapées, Autochtones, etc.); sur la contribution des migrant·es (temporaires et permanent·es).

4. Pour aller au-delà du nombre de travailleur·euses (d’autres solutions) : Comme il est difficile de faire augmenter le bassin de main-d’œuvre, le taux d’emploi ou les heures travaillées par personne, l’auteur conclut que le meilleur moyen de faire croître l’économie est de faire augmenter la productivité.

– Parenthèse : Ce raisonnement me fait toujours sourire, notamment car cette question faisait partie du concours que j’ai dû passer pour obtenir une promotion dans un poste que j’occupais de façon intérimaire (et j’en ai aussi parlé dans ce billet portant sur la productivité), mais aussi parce que c’est une tautologie et enfin et surtout, parce que ce constat est en grande partie de la pensée magique. C’est d’ailleurs un peu ce que dit l’auteur lui-même autrement en écrivant que la croissance de la productivité «reste, en bonne partie, un mystère», en soulignant que même les innovations technologiques ne garantissent nullement des gains de productivité. En fait, la plus forte hausse de la productivité depuis au moins 1997 s’est observée en 2020, uniquement parce que les pertes d’emplois lors de la récession de 2020 ont été fortement concentrées dans les postes à bas salaires et donc à faible productivité, faisant augmenter celle-ci par effet de composition, comme je l’ai expliqué en détail dans ce billet. Et comme je l’avais annoncé dans ce billet, la productivité a baissé en 2021 quand les travailleur·euses à bas salaires sont retourné·es dans leur poste à faible productivité…

L’auteur présente les principaux facteurs qui laissent penser qu’il est peu probable qu’on assiste à une forte hausse de la productivité au cours des prochaines années. Il aborde notamment la faiblesse des investissements au Québec et dans bien d’autres pays riches (notamment parce que les entreprises préfèrent verser des dividendes et procéder à des rachats d’actions plutôt que d’investir leurs profits); la politique gouvernementale de subventions axée sur la création d’emplois, alors qu’on manque de main-d’œuvre; les besoins en formation; les obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre (géographique, industrielle et professionnelle); l’importance de favoriser la formation et l’emploi dans les professions et les secteurs les plus essentiels et les plus stratégiques et de bien choisir ses objectifs de croissance. Mise à part cette dernière suggestion, car elle serait pertinente même sans viser une hausse de la productivité, je les ai trouvées contradictoires avec ce qu’il a dit sur le côté mystérieux de la productivité : comment dire que la croissance de la productivité est en bonne partie un mystère et ensuite nous présenter des suggestions aussi orthodoxes?

Conclusion : Comme pour le réchauffement climatique, le manque de main-d’œuvre est prévu depuis au moins 50 ans et nos dirigeant·es ont semblé surpris·es et même pris·es au dépourvu quand l’un et l’autre ont commencé à se manifester de façon flagrante. Cela ne veut pas dire qu’iels ne réagissent pas, mais surtout qu’iels auraient dû réagir bien avant ça. L’auteur conclut son petit livre en disant qu’il n’a fait que présenter un survol de cette situation qui mériterait d’être creusée davantage.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire, même si ce livre est loin d’être parfait. On l’a vu, certaines de ses analyses et suggestions m’ont fait réagir, mais l’ensemble demeure de bonne tenue. Je ne peux quand même pas reprocher à un journaliste d’avoir consulté majoritairement des économistes orthodoxes, puisque ce sont justement les plus présent·es médiatiquement. Et comme ce livre est relativement court, il aurait été irréaliste de penser que l’auteur aurait pu présenter l’ensemble des enjeux qui entourent ce sujet. Je dois aussi ajouter que les enjeux qui entourent le marché du travail sont ceux que je connais le mieux et qu’il aurait été étonnant que l’auteur me surprenne! Il peut par contre satisfaire les attentes d’un lectorat qui connaît moins ce sujet. Pour terminer sur une note positive, je tiens à souligner que les 167 notes, toutes des références, sont en bas de page.

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