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The spirit level – L’emprisonnement

31 janvier 2012

Dans un précédent billet, j’ai présenté les constats les plus généraux du livre The Spirit Level: Why Equality is Better for Everyone, soit que presque tous les indicateurs de bien-être varient en fonction du niveau d’égalité des pays riches, ainsi que les principaux arguments qui appuient l’hypothèse d’un lien de causalité entre ces indicateurs de bien-être et le niveau d’égalité.

J’aimerais présenter tous les chapitres qui sont consacrés aux liens entre le niveau d’inégalité et chacun des indicateurs de bien-être, mais ce serait peu respectueux pour le livre et les auteurs. Je me contenterai donc d’en aborder un seul, soit le lien entre les inégalités et le taux d’emprisonnement.

Évolution de l’emprisonnement

Les auteurs soulignent d’entrée de jeu que le nombre de personnes emprisonnées a quadruplé entre 1978 et 2005 aux États-Unis et presque doublé au Royaume-Uni entre 1990 et 2007, tandis qu’il est resté stable en Suède, a baissé en Finlande et augmenté de moins de 10 % au Japon et Danemark, des pays moins inégalitaires.

Crime ou châtiment?

Le nombre de personnes emprisonnées dépend de quatre facteurs :

  • le taux de criminalité (pour des crimes qui mènent à des peines de prison);
  • le taux de condamnation;
  • la propension à emprisonner pour des crimes donnés (plutôt que d’imposer des amendes ou des travaux communautaires);
  • la durée des sentences.

Une étude a montré que seulement 12 % de la hausse du nombre de personnes emprisonnées aux États-Unis entre 1980 et 1996 résultait d’une augmentation de la criminalité. Le reste, soit 88 %, résultait des trois autres facteurs. On parle ici de la conséquence de l’adoption de nouvelles lois : loi des trois prisespermettant aux tribunaux de prononcer des peines de prison perpétuelle sans prescription à l’encontre d’un prévenu condamné pour la troisième fois pour un délit mineur.»), peines minimales, moins de travaux communautaires, etc. Cela risque de se produire au Canada, comme ce blogue en a déjà parlé ici et ici.

La plus grande différence entre les taux d’emprisonnement aux États-Unis et les pays plus égalitaires ne résulte pas d’écarts dans les taux de criminalité, mais des peines de prison pour des crimes liés à la propriété et à l’usage de drogues interdites.

Emprisonnement et inégalités

Le graphique suivant, tiré du site Internet des auteurs, montre la corrélation très forte entre le taux d’emprisonnement en axe vertical (présentation logarithmique par 100 000 habitants) et du niveau d’inégalité (en fonction du coefficient de Gini). En plus de la très forte corrélation, on peut remarquer que le taux d’emprisonnement des États-Unis (576 par 100 000 habitants) est 14 fois supérieur à celui du Japon (40 par 100 000 habitants).

Les taux d’emprisonnement sont plus élevés dans les pays les plus inégaux

Il en est de même, quoique avec une corrélation un peu plus faible, quand on analyse les taux d’emprisonnement par état des États-Unis. La Louisiane a par exemple un taux d’emprisonnement six fois plus grand que le Minnesota. On peut voir en outre que les états qui ont aboli la peine capitale ont un taux d’emprisonnement bien plus faible que ceux qui l’ont maintenu. Mais, comme ce sont aussi bien plus souvent les états où le niveau d’inégalité est le plus faible qui l’ont aboli, on en revient finalement à une autre corrélation avec le niveau d’inégalité…

Les taux d’emprisonnement sont plus élevés dans les états les plus inégaux

La corrélation entre les taux d’emprisonnement et le niveau d’inégalité s’explique très bien. On peut en effet remarquer que le taux d’emprisonnement des personnes les plus pauvres et les moins scolarisées est beaucoup plus élevé que celui des plus riches. De même, le taux d’emprisonnement des Noirs est plus de six fois plus élevé que celui des Blancs. Pourtant, la différence entre le taux de criminalité violente des jeunes Blancs (25 % des jeunes de moins de 18 ans) et des jeunes Noirs (36 %) est beaucoup moins grande que celle de leur taux d’emprisonnement. En plus, leur taux de crimes contre la propriété est similaire et celui de crimes liés à la drogue est même moins élevé chez les jeunes Noirs! Par contre, les jeunes Noirs sont beaucoup plus souvent arrêtés, soumis aux règles des adultes et emprisonnés. Il en est de même pour les adultes Noirs et Blancs.

Les pays plus égalitaires misent davantage sur la réhabilitation et les peines suspendues ou réalisées dans la communauté, et moins sur l’emprisonnement. Même les personnes emprisonnées dans ces pays ont accès à davantage de ressources (soins de santé physique et mentale, formation, loisirs, etc.) et à moins de mesures coercitives (isolement et autres mesures punitives). La violence et les assauts y sont moins fréquents. Résultat? Lors de leur libération, les ex-détenus des pays égalitaires ont plus de facilité (ou moins de difficultés…) à réintégrer la société.

Même aux États-Unis, les conditions de détention varient beaucoup entre les états, encore une fois en fonction de leur niveau d’inégalité.

La prison, est-ce que ça marche, au moins?

Non! Bien des chercheurs ont démontré que, au contraire, la prison peut transformer une personne non-violente en une personne dangereuse. Par exemple, les taux de bris de condition ont augmenté aux États-Unis avec le taux d’emprisonnement, passant par exemple de 17 % en 1980 à 35 % en 1996. Bien des chercheurs attribuent cette hausse non seulement à l’apprentissage de la violence en prison, mais aussi à l’augmentation de la durée des peines qui rend plus difficile la réinsertion dans la société.

Comme les pays plus égalitaires emprisonnent moins de personnes, celles-ci ont en moyenne commis des crimes plus graves que les détenus des pays moins égalitaires. Si cela rend plus difficile les comparaisons des taux de récidives entre ces pays, on devrait logiquement s’attendre à ce qu’ils soient plus élevés dans les pays n’emprisonnant que les détenus ayant commis les crimes les plus graves. Or, ce n’est pas le cas. Ces taux gravitent en effet autour de 60 % et 65 % aux États-Unis et au Royaume-Uni et autour de 35 % à 40 % en Suède et au Japon.

L’insécurité

Dans les pays aux inégalités plus importantes, la distance sociale entre les citoyens est plus grande. Il y a moins de «nous» et plus d’«eux», le niveau de confiance est plus faible et la peur du crime plus élevée (ces sujets sont développés dans d’autres chapitres). Même si l’emprisonnement est inefficace, la population, se sentant moins en sécurité que dans les pays plus égalitaires, appuie généralement les mesures qui entraînent des peines plus dures et plus longues.

Les sociétés inégalitaires investissent aussi moins en services publics, comme dans les programmes de santé, d’éducation et d’aide sociale. Un sociologue illustre ce fait en montrant que la Californie n’a construit qu’un nouveau collège entre 1984 et 1998, mais 21 nouvelles prisons! On observe donc un transfert direct entre le financement de services publics et le système pénal et judiciaire dans les pays inégalitaires. De même, on y investit moins en services de réhabilitation (criminologues, psychologues, etc.) et plus en moyens de répression (policiers, gardiens de prison, etc.)

Et alors…

En commençant ce livre, je me disais qu’il deviendrait vite répétitif, abordant une quinzaines de sujets tous liés aux inégalités relatives entre les pays. Et bien non! Si chaque sujet est de fait lié aux inégalités, les facteurs explicatifs sont souvent différents. Oui, certains de ces facteurs reviennent dans plusieurs chapitres, mais sont présentés en contexte avec le sujet traité.

J’espère que ce billet vous aura donné le goût d’en savoir plus, à la fois sur le chapitre que j’ai abordé ici (que j’ai bien sûr dû résumer) et sur les autres sujets traités dans ce livre! Qu’on se le dise, la lutte aux inégalités n’aide pas que les plus pauvres, ce qui serait déjà bien, mais toute la société!


29 commentaires leave one →
  1. 31 janvier 2012 7 h 41 min

    J’ai essayé d’obtenir les données qui ont servi à écrire le bouquin, j’aimerais bien faire des vérifications. Malheureusement, il faut payer je pense.

    https://www.e-activist.com/ea-action/action?ea.client.id=118&ea.campaign.id=6041

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  2. 31 janvier 2012 8 h 11 min

    Il aurait été intéressant de voir ce qui arrive avec les meurtres, le taux d’homicide…

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  3. 31 janvier 2012 8 h 21 min

    «Malheureusement, il faut payer je pense.»

    On parle dons volontaires («we would be very grateful for voluntary donations to The Equality Trust. Alternatively, to access the data without making a donation, please simply send a blank email to kathryn.busby@equalitytrust.org.uk with the subject ‘International Dataset’ and she will be happy to send it to you. » Google traduction : «Nous vous serions très reconnaissants pour les dons volontaires à The Equality Trust. Sinon, pour accéder aux données sans faire un don, s’il vous plaît envoyez simplement un courriel vide à kathryn.busby @ equalitytrust.org.uk avec comme sujet ‘ensemble de données internationales » et elle sera heureuse de vous l’envoyer.»,) mais il faut s’inscrire, si j’ai bien compris. Moi aussi, j’ai arrêté là!

    «Il aurait été intéressant de voir ce qui arrive avec les meurtres, le taux d’homicide…»

    On en parle ici. C’est sûr que c’est plus détaillé dans le bouquin…

    Je n’ai pas eu le temps de vérifier, mais il semble que le texte de ce chapitre est ici en anglais.

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  4. 31 janvier 2012 8 h 32 min

    D’accord, alors je regarderai ces données de plus près!

    Je remarque qu’il ne sont pas fort pour ce qui est de rapporter les coefficients de corrélation et valeurs p!

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  5. 31 janvier 2012 8 h 34 min

    J’avais lu vraiment trop vite…en fait, je n’avais pas lu du tout, j’ai commencé à remplir la fiche et quand j’ai vu la carte de crédit, j’ai tout fermé 😳

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  6. 31 janvier 2012 8 h 44 min

    « mais il faut s’inscrire, si j’ai bien compris.  »

    J’ai essayé le courriel blanc, je te dirai, la fiche d’inscription oblige les détails sur la carte de crédit alors j’imagine que je vais les recevoir.

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  7. 31 janvier 2012 9 h 46 min

    «Je remarque qu’il ne sont pas fort pour ce qui est de rapporter les coefficients de corrélation et valeurs p!»

    J’aurais aimé aussi avoir plus de précision sur les graphiques que «low» et «high», ainsi que les années considérées.

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  8. 31 janvier 2012 20 h 46 min

    Voilà les données…Il y en a 24 en tout, c’est conforme au livre?

    https://jeanneemard.files.wordpress.com/2012/01/international_inequality.xls

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  9. 31 janvier 2012 21 h 53 min

    «c’est conforme au livre?»

    Je l’ai rapporté à la bibli… Je l’avais depuis 5 ou 6 semaines!

    Mais, à l’oeil, ça me semble bien correspondre. Je n’avais pas compris que les inégalités étaient représentées par le rapport 9ème décile sur premier (à moins que ce ne soit le quatrième quintile sur le premier…). Je croyais qu’ils avaient utilisé le coefficient de Gini. Les deux conviennent de toutes façons.

    On trouve aussi les sources, qui me semblent fort crédibles, ansi qu’un coefficient de corrélation et même une variable p!

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  10. 1 février 2012 19 h 05 min

    (à moins que ce ne soit le quatrième quintile sur le premier…)

    Il me semble que j’ai lu les le cinquième quintile sur le premier.

    Voilà les corrélation et la valeur p associé.

    https://jeanneemard.files.wordpress.com/2012/02/corrc3a9lations.docx

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  11. 1 février 2012 20 h 12 min

    Merci, mais mon OpenOffice ne lit pas les docx…

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  12. 1 février 2012 21 h 49 min

    Merci!

    C’est pas mal du tout! Pour mon billet, 0,75, c’est bon! 0,82 pour le recyclage!!! C’est quasiment drôle! Et le plus élevé est celui de la mobilité sociale, quoique le nombre de pays n’est pas très élevé…

    Toi, qu’est-ce que tu en dis? Est-ce toi qui a calculé? Les remarques sont en français…

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  13. 1 février 2012 22 h 13 min

    Oui c’est moi qui a fait ces calculs, mon logiciel est en français moi monsieur, la loi 101 est passée dans mon bureau! 😆

    La dernière corrélation n’est pas significative, j’espère qu’il ne parlent pas de lien!

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  14. 1 février 2012 22 h 21 min

    En fait je cherche les failles, ces gens avancent des choses importantes et intéressantes, oui, ces corrélations sont impressionnantes.

    Une corrélation de 0.4 par exemple pour la mortalité infantile, si on l’élève au carré donne 0.16. On l’interprète en disant que les inégalités expliquent 16% de la mortalité infantile, ce qui est quand même très bien.

    Je me demande comment ils ont sélectionné les 23 pays? L’OCDE?

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  15. 1 février 2012 23 h 00 min

    «la loi 101 est passée dans mon bureau! »

    Au bureau! 😉

    «Je me demande comment ils ont sélectionné les 23 pays? L’OCDE?»

    Les pays riches (au moins 25 000 $ par habitant) de l’OCDE pour lesquels ils avaient des données sur au moins 8 des 10 éléments pour l’index des problèmes siciaux et de santé, si je me souviens bien. Pour quelques sujets, il y avait moins de pays, mais ces sujets ne font pas partie de l’index.

    «La dernière corrélation n’est pas significative, j’espère qu’il ne parlent pas de lien!»

    Ils n’élaborent pas beaucoup là-dessus. C’était assez faible, en effet.

    «En fait je cherche les failles»

    C’est bien ce que j’avais compris! Je dois avouer que je me posais des questions moi aussi, mais les données que tu as trouvées me satisfont pas mal. Parfois, je trouvais qu’ils ne commentaient pas suffisamment les autres facteurs influençant ces données, mais ils le faisaient parfois. Faut avouer que c’est un travail giganteasque et que leurs résultats sont impressionants!

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  16. 2 février 2012 0 h 19 min

    @ Koval

    Peux-tu regarder le graphique à la page 8 et me dire ce que tu en penses ? Quel serait le coefficient de corrélation? À l’oeil, si on enlève l’Irlande, qui ne serait pas là s’il n’avait pas choisi 2007 comme dernière année, la distribution serait quasi aléatoire! Et la Norvège, c’est parce qu’elle a trouvé du pétrole qu’elle est dans la partie droite du graphique!

    Oui, encore Godbout de par chez vous. Mais, je ne commenterai pas cette étude, parce qu’elle est trop technique…

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  17. 2 février 2012 8 h 03 min

    Darwin, t’es certain que tu m’as donné le bon lien?

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  18. 2 février 2012 8 h 24 min

    Oui, il est bon pour expliquer ce que je disais de l’Irlande (son PIB a diminué d’entre 20 % et 25 % depuis 2007, ce qui aurait fait diminuer grandement son taux de croissance de 3,7 %, à environ 2,7%; l’Irlade se serait retrouvée à côté de la Norvège plustôt que complètement à droite.

    Par contre, j’ai omis d’insérer le lien sur le document! 😳 Le graphique est à la page numérotée 8, ou la 12ème.

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  19. 2 février 2012 15 h 20 min

    À l’oeil, il n’y a pas de liens signifitatif. L’Irlande ne dérange rien puisqu’elle est non extrême comme donnée (elle se situe dans le prolongement de la droite)

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  20. 2 février 2012 18 h 25 min

    @ Koval

    «À l’oeil, il n’y a pas de liens signifitatif.»

    Merci! On voit donc la même chose. En inscrivant les points à l’oeil, je suis arrivé à un coefficient de corrélation de -.26. Sans l’Irlande, ça donne .23.

    Et, c’est avec cette relation très faible et douteuse qu’il affirme (page numérotée 7):

    «il est possible de voir la corrélation entre cet indice et la croissance économique»

    Mais, il prend bien soin de ne pas chiffrer cette corrélation!

    Le reste des calculs semble fait sur la base de cette relation, avec plusieurs manipulations. Et il en arrive à affirmer sans sourciller qu’une variation du mode de taxation (plus de taxe et moins d’impôt) pendant 10 ans entraînerait une hausse de 511 $ du PIB réel par habitant la dixième année. Il aurait pu mettre les cennes, tant qu’à y être…

    Ah, oui, on ne trouve pas de mot dans ce texte qui contient la séquence «égalit»…

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  21. 2 février 2012 18 h 29 min

    « En inscrivant les points à l’oeil, je suis arrivé à un coefficient de corrélation de -.26. Sans l’Irlande, ça donne .23. »

    Moi aussi j’ai fais cet exercice 😆 J’avais -0.29 avec l’Irlande, et ce n’était pas significatif!

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  22. 2 février 2012 18 h 37 min

    Ça me trouble qu’un universitaire soit si peu rigoureux pour trouver des résultats qui appuient ses idées, pour ne pas dire son idéologie…

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  23. 2 février 2012 19 h 08 min

    Les thèses les plus stupides sont toujours écrites par des universitaires peu rigoureux et idéologues….

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  24. 2 février 2012 19 h 13 min

    T’as vu? Dès l’introduction, on sait où il veut aller…

    « Au Québec, où le poids de l’imposition des revenus des particuliers en proportion du PIB est le plus élevé du G7 »

    Il est obligé de se retreindre au G7, dans le G10 ou dans tout autre sous-groupe, ses dires seront moins alarmistes.

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  25. 2 février 2012 19 h 28 min

    «Il est obligé de se retreindre au G7»

    Bien vu!

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  26. 2 février 2012 20 h 16 min

    J’émets quelques réserves ici:

    La corrélation en question peut être significative statistiquement si on considère que l’échantillon est une fraction énorme de la population qui est l’OCDE.

    En population finie, les tests se calculent de façons différentes, il se peut fort bien que cette corrélation près de -0.3 soit très significative au fond.

    En tout cas, j’imagine qu’il y au moins un statisticien qui a travaillé sur ces données parce qu’il est question de stats baysiennes, ce n’est pas pour les profanes.

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