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Illusions

7 octobre 2013

illusionsJ’ai pris beaucoup de plaisir à lire Illusions – Petit manuel pour une critique des médias de Simon Tremblay-Pepin. Dans ce bouquin très bien structuré, l’auteur analyse la pratique journalistique en cinq étapes, chacune d’entre elles permettant de mieux cerner ce domaine qui influence notre façon de voir le monde et de la présenter dans ce qui devient un cadre de plus en plus précis et complet.

Plutôt que de présenter le contenu de ce livre (lisez-le!), j’ai choisi de commenter quelques points qui ont particulièrement retenu mon attention. Dans sa démarche, l’auteur a préféré ne pas donner d’exemples précis des éléments qu’il présente, entre autres parce que, des exemples dans le monde des médias, on en trouve de nouveaux à tous les jours et que les anciens deviennent rapidement obsolètes (ils vieillissent mal, dit-il). Mais moi, comme je n’ai pas la même contrainte du délai entre l’écriture et la parution de mes textes, je peux me permettre d’en donner!

L’aspect déontologique

On se souviendra que le rapport Payette sur l’information au Québec recommandait en 2011 la création d’un ordre professionnel pour les journalistes. Cet ordre aurait justement été responsable du respect d’un code de déontologie. L’auteur soulève pertinemment le fait qu’il est impossible de nos jours d’imposer le respect d’un tel code, ne serait-ce que parce qu’on ne s’entend pas sur la forme qu’il devrait prendre. Il montre par exemple qu’un concept qui devrait pourtant rallier tous les journalistes et les médias comme la défense de l’intérêt public est souvent confondu avec la diffusion d’information qui correspond à ce que nos médias prétendent être l’intérêt du public. On veut lui donner ce qu’on pense qu’il veut, soit de l’information-spectacle, par exemple de bons vieux scandales plutôt que des analyses approfondies sur des questions plus vitales. On présente donc en une des journaux le pseudo scandale de la consommation de cocaïne d’un ancien ministre plutôt qu’une analyse des conséquences du réchauffement climatique.

Mais pire, les conflits d’intérêts des grands médias (notamment entre l’intérêt public et les intérêts des annonceurs et des propriétaires) influencent drôlement l’approche des journalistes, encore plus quand ceux-ci ont un statut précaire. Un récent sondage tenu par l’Association des journalistes indépendants du Québec (l’AJIQ) montre par exemple que «26 % d’entre eux [les journalistes indépendants] ont répondu qu’il leur «arrive (…) d’accepter des contrats qui contreviennent au code de déontologie ». «On me dit qui interviewer, déclare un pigiste. On m’informe que tel type de contenu n’est pas envisageable. On m’invite à l’autocensure.» a même avoué un des répondants.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que certains gros médias refusent même de participer au tribunal d’honneur pourtant sans pouvoir réel que représente le Conseil de presse… Bref, Simon Tremblay-Pepin a bien raison de juger déficient le respect de la déontologie chez les journalistes et les médias.

La formation universitaire

À au moins deux endroits dans son livre, l’auteur critique la formation universitaire en communication et journalisme (ainsi que, mais sans développer autant, la formation collégiale en Techniques de communication dans les médias : spécialisation en journalisme), jugeant qu’elle s’attarde trop sur les aspects techniques de la profession et qu’il n’y a pas assez de cours qui peuvent «être considérés comme porteurs d’une critique sociale» (qu’il évalue à seulement de 6 % à 16 % des cours, taux variant d’une université à l’autre). Son analyse est juste, mais il y a un aspect de la question qu’il n’a pas abordé. Ces formations visent-elles vraiment à former des journalistes? En effet, on apprenait récemment que «moins de 15 % des diplômés universitaires québécois qui se destinaient au journalisme occupent un emploi dans ce domaine, 18 mois après la fin de leurs études». En fait, c’est encore pire, selon des données plus récentes de l’enquête Relance du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS).

Tout d’abord, environ le quart des diplômés en communication et journalisme (voir le programme 5410) qui ont trouvé un emploi ne travaillent pas dans une profession «en rapport avec la formation». Ensuite, les 15 % «des diplômés universitaires québécois qui se destinaient au journalisme» qui occupent un emploi dans ce domaine ne concernent que ceux qui travaillent dans un emploi en rapport avec leur formation et est une moyenne des données allant de 2001 et 2011. Si on ne retient que les données les plus récentes qui tiennent compte des difficultés du secteur des médias, soit de 2005 à 2011 (notons que ces données ne sont pas diffusées sur Internet), cette proportion tombe à 10 % et même à 7 % ou 8 % si on tient compte des diplômés qui ne travaillent pas dans une profession «en rapport avec la formation». Par contre, près de 50 % de ces diplômés qui travaillent dans un emploi en rapport avec leur formation occupent plutôt des emplois de professionnels des relations publiques et des communications. Les autres (environ 40 % des diplômés) occupent des emplois dans une grande variété de professions, ce qui n’est pas étonnant quand on sait que les compétences en communication sont de plus en plus en demande sur le marché du travail.

Ce constat correspond d’ailleurs avec les données de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de Statistique Canada qui montrent que «Le Québec compte maintenant 4,5 fois plus de relationnistes que de reporters» et que «le nombre de relationnistes augmente sans cesse et que celui des journalistes diminue».

Je tiens à préciser que ces données ne contredisent nullement l’analyse de l’auteur. Au contraire, elles lui sont complémentaires. Ces données peuvent en effet expliquer (mais pas justifier…) que la formation universitaire en communication et journalisme comporte si peu d’éléments pertinents au journalisme et tant de contenu technique. Et elles correspondent bien à la suite du livre, lorsque l’auteur souligne le rôle prépondérant des relationnistes et autres experts en communication dans le contenu journalistique, eux qui leur fournissent un texte qu’ils ont à peine besoin de modifier pour boucler leurs articles. Et disons que la critique sociale n’est pas vraiment dans le mandat de la très grande majorité des relationnistes…

Information-spectacle

Dans une section du deuxième chapitre, Simon Tremblay-Pepin critique le mélange des genres entre l’information et les spectacles, notamment dans les émissions de variétés (qu’il ne nomme pas, mais dont certaines nous viennent automatiquement en tête…). Cette section m’a fait penser à une anecdote que Robert Reich (dont je lis tous les billets sur son blogue), notamment Secrétaire au Travail de 1992 à 1997 sous la présidence de Bill Clinton, a contée dernièrement. Il s’est déjà fait demander par une animatrice à la télévision d’être moins poli et plus agressif dans ses commentaires lors de débats avec des opposants de la droite parce que cela attire plus de spectateurs. Comme quoi, l’information spectacle n’est pas du tout une invention! Et rappelons qu’une partie de la popularité de l’émission Tout le monde en parle repose sur le montage où on ne retient que ce qu’on pense qui attirera le plus de spectateurs, mais qui n’est pas nécessairement ce qui est le plus d’intérêt public. J’ajouterai que ces exemples concordent aussi avec ce qu’on peut lire dans le livre sur la dépendance des médias aux cotes d’écoute.

La normalisation des discours

Dans une autre section du deuxième chapitre, l’auteur dénonce l’utilisation de ce qu’il appelle les «clichés narratifs». Il mentionne entre autres la couverture journalistique des campagnes électorales où l’accent est davantage mis sur les anecdotes et les apparences (les mimiques des chefs, par exemple) que sur les enjeux discutés. Je me souviens par exemple d’une campagne électorale dont le point tournant fut l’interprétation d’un sourire d’un ancien premier ministre (même pas candidat à ces élections) lorsqu’on lui a posé une question dans une rencontre publique sur son niveau de regret d’une certaine déclaration sur l’impact du vote ethnique et de l’argent sur les résultats d’un certain référendum… Ce non événement est devenu l’objet de toutes les questions posées au chef péquiste qui répondait inlassablement «Audi alteram partem» (il faut entendre les deux versions avant de se prononcer)… Bref, une campagne qui s’est décidée en grande partie sur une anecdote et pas sur les enjeux politiques, sociaux et économiques.

Plus récemment, le directeur de campagne du chef du NPD de la Colombie-Britannique a fait son mea culpa sur la stratégie qu’il avait adopté lors de la dernière campagne électorale dans cette province que le NPD a perdue, même s’il dominait dans les sondages à la veille du scrutin.

«En menant une campagne de substance, la plateforme de son parti était trop détaillée, trop axée sur les coûts et les nuances, plutôt que sur les enjeux plus simples et plus larges qui trouvent plus facilement écho auprès de l’électorat. (…) le chef devrait s’en tenir à un message simple, clair, précis, ultra-scénarisé, et les points de presse du chef en campagne électorale devraient être brefs, rares et dans la mesure du possible répéter le message du jour.»

Bref, il se reprochait d’avoir favorisé une campagne basée sur les enjeux plutôt que sur l’image. Déplorable…

La schématisation

J’ai souligné au début de ce billet que j’avais apprécié que ce livre nous présente un cadre de plus en plus précis et complet. Si cette façon de faire permet de bien comprendre les tendances qu’on peut dégager de la pratique du journalisme, elle peut mener à les généraliser à outrance. Par exemple, on peut lire «Des problèmes mondiaux comme la famine, la crise environnementale et la guerre sont très rarement traités en tenant compte de l’effet de nos sociétés sur ces réalités. (…) On aborde encore plus rarement encore les conséquences géopolitiques sur ces enjeux». Plus rarement que très rarement, c’est rare en titi! Si je suis totalement d’accord sur le fait que les médias ne traitent pas suffisamment ces enjeux (et pas assez dans toutes leurs dimensions) et ne leur donnent pas l’importance qu’ils méritent, et que cette tendance s’accentue, je trouve cette affirmation exagérée et pas assez nuancée.

On lit en effet parfois (ce qui est moins rarement que très très rarement…), même dans un journal comme La Presse, des textes sur ces enjeux. Je donnerai comme exemples cette entrevue récente avec Hervé Kempf, un pourfendeur de la croissance infinie, celle-ci avec Jean Ziegler qui critique très sévèrement (avec raison) l’indifférence des pays occidentaux sur le scandale de la faim, ou encore le dossier fouillé du Devoir sur le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur le réchauffement climatique.

Je dois toutefois préciser que l’auteur mentionne en introduction que ce manuel, comme il appelle son livre, ne présente pas ses opinions, mais bien la logique des «écoles» de pensée qu’il aborde dans chacun de ses chapitres.

Et alors…

Malgré le petit bémol que je viens de mentionner, je conseille sans aucune réticence la lecture de ce livre. Il atteint pleinement l’objectif que s’est donné l’auteur en introduction, soit «que les lecteurs tirent des enseignements de chacun de ces niveaux de critique». De ce côté, nul doute que la mission est accomplie!

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3 commentaires leave one →
  1. 7 octobre 2013 10 h 17 min

    Un autre exemple de l’emprise de la publicité sur le contenu de l’information, et, cette fois, dans un réseau public :

    «Duncan Fulton, vice-président de Canadian Tire, est encore plus explicite. Il précise que ses équipes « ont collaboré bien au-delà du simple achat de médias pour développer des concepts d’animation personnalisés, des sujets de reportages, un décor pour les entrevues avec les athlètes, du contenu en ligne formidable et l’intégration dans les médias sociaux »

    Médias – Le mélange comme genre
    http://www.ledevoir.com/societe/medias/389325/medias-le-melange-comme-genre#reactions

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