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Les revenus du 1 % le plus riche au Québec

20 avril 2019

Après avoir analysé les données les plus récentes sur le faible revenu et les inégalités selon le coefficient de Gini dans deux billets récents, je vais me pencher sur celles sur le 1 % le plus riche dans celui-ci. Les données que je vais utiliser sont celles du tableau 11-10-0056-01 de Statistique Canada, qui reposent sur un échantillon de 20 % des personnes qui ont déposé des déclarations de revenus fédérales et qui résident à un emplacement géographique connu au Canada, comme précisé à la note 3 de ce tableau.

Introduction

Contrairement aux données de l’Enquête canadienne sur le revenu qui servent à calculer les taux de faible revenu et les coefficients de Gini, les données sur les déclarations de revenus doivent être ajustées pour les rendre comparables dans le temps. En effet, en raison de changements dans la fiscalité, surtout de l’adoption du crédit pour la taxe sur les produits et services (TPS) en 1991 et d’autres crédits remboursables par la suite, des personnes qui ne déposaient pas de déclarations de revenus, car elles avaient trop peu de revenus pour payer de l’impôt, doivent en déposer pour avoir droit à ces crédits. D’ailleurs, le ratio de déclarant.es sur la population âgée de 18 ans et plus est passé de 76,2 % en 1983 à 89,7 % en 1992, puis à 95,3 % en 2000 et s’est situé entre 95 et 97 % de 2000 à 2016.

Or, les personnes qui ne déposaient pas de déclarations de revenus dans les années 1980 et 1990 étaient essentiellement des personnes à faibles revenus. Dans une étude publiée par l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) en novembre 2012, Nicolas Zorn expliquait qu’une des sommités mondiales dans le domaine des inégalités, Emmanuel Saez, conseillait, pour rendre les données historiques comparables, d’attribuer aux personnes qui n’ont pas déposé de déclarations un revenu correspondant à 20 % du revenu moyen de l’ensemble des contribuables. C’est ce que j’ai fait, en postulant qu’il n’y avait pas de déclarant.es manquant.es l’année où le ratio de déclarant.es sur la population âgée de 18 ans et plus a été à son sommet, soit 97,11 % en 2007. J’ai ajouté aux autres années le nombre de personnes ayant un revenu correspondant à 20 % du revenu moyen nécessaire pour atteindre ce ratio.

En effet, comme il «manquait» une forte proportion de contribuables (entre 19 et 21 % au début des années 1980) et que ces contribuables avaient de faibles revenus, les données sur le 1 % le plus riche étaient en fait celles sur le 0,8 % le plus riche et surestimaient en conséquence leur revenu moyen (par exemple de 8 % en 1982, selon mon estimation). Il surestimait encore plus le revenu moyen du 99 % le moins riche (de 20 % en 1982), car dans ce cas, les contribuables manquant.es avaient des revenus très faibles (estimés à 20 % de la moyenne, je le rappelle) et que l’on comptabilisait dans le 99 % des contribuables allant en fait dans le 1 % le plus riche. Notons que j’ai estimé les revenus de ces contribuables (ceux et celles se situant entre 0,8 % et 1 %) au niveau du seuil de revenu d’entrée dans le 1 % le plus riche (en fait du 0,8 %), surestimant ainsi un peu leur revenu (car ces personnes gagnaient en fait un peu moins que ce seuil) et sous-estimant en conséquence un peu (très très peu) celui des 99 % les moins riches. J’ai dû utiliser cette approximation, car le fichier de Statistique Canada ne fournit aucune donnée sur le revenu de ces contribuables. Il est toutefois clair que ces surestimations et sous-estimations sont minimes par rapport à celles que la méthode que j’ai adoptée corrige.

L’omission des contribuables à faibles revenus a fait en sorte que la croissance des revenus au cours des années suivantes était sous-estimée, car se calculant à partir d’un niveau trop élevé en 1982. On pourra mieux visualiser l’ampleur des conséquences de ces sous-estimations dans les prochaines parties de ce billet.

Revenu du marché

Le graphique qui suit montre l’évolution des revenus moyens du marché («revenus provenant des gains, investissements, pensions, paiements de pension alimentaire versée à un époux, et autres revenus imposables») en dollars constants chez le 1 % le plus riche et le 99 % le moins riche en données brutes et en données ajustées (en tenant compte des contribuables manquant.es) entre 1982 et 2016. Pour qu’on puisse mieux voir l’évolution relative des deux courbes, j’ai fait partir les quatre séries de données à 100 (en divisant chaque donnée de chaque série par son revenu de 1982). En effet, comme le revenu moyen du 1 % le plus riche est selon les années entre sept et 13 fois plus élevé que le revenu moyen des 99 % les moins riches, les mouvements des revenus de ce dernier groupe n’auraient pas été perceptibles dans un graphique montrant l’évolution des revenus de ces deux catégories de contribuables.

Ce graphique permet de constater que la croissance du revenu réel (en dollars constants) du marché ajusté a augmenté davantage que le revenu réel en données brutes à la fois pour le 1 % le plus riche (ligne jaune par rapport à la ligne bleue) et pour le 99 % le moins riche (ligne verte par rapport à la ligne rouge). Il nous permet aussi de constater que le revenu du 1 % le plus riche a augmenté beaucoup plus fortement que celui des 99 % les moins riches, mais surtout au cours des années 1980 et 1990. Notons toutefois le saut étrange des revenus en 1994. Nicolas Zorn expliquait dans un document paru en 2015 dans L’Actualité économique (Un Québec égalitaire? Évolution du 1 % le plus riche, 1973-2008) que cette hausse temporaire est due à un changement fiscal touchant le traitement des gains en capital qui a porté les plus riches (mais aussi d’autres contribuables, comme le saut plus léger cette même année chez les 99 % les moins riches le montre bien) à déclarer beaucoup plus de ces gains cette année-là (pour plus de précision, voir les pages numérotées 291 et 293 de ce document) pour éviter le taux d’imposition plus élevé qu’ils auraient dû payer en réalisant ces gains en capital une année ultérieure.

Le tableau ci-contre permet de mieux évaluer l’écart entre les données brutes et ajustées. La première colonne montre que le revenu du 1 % le plus riche a augmenté entre 1982 et 2000 de 74 % selon les données brutes, mais de 86 % selon les données ajustées, soit un niveau plus élevé de près de 12 points de pourcentage. Pour les 99 % les moins riches, cet écart est plus marqué : au lieu de diminuer de 3 %, il a en fait augmenté de 14 %, un écart de près de 18 points. Pour l’ensemble de la période (1982 à 2016), la hausse du revenu moyen du 1 % le plus riche fut de 91 % selon les données brutes (de 176 000 $ à 336 000 $), mais de 104 % après ajustement (de 163 500 $ à 333 000 $), un écart de 13 points de pourcentage. La hausse du revenu moyen des 99 % les moins riches fut de 10 % selon les données brutes (de 23 750 $ à 26 100 $), mais de 30 % après ajustement (de 19 750 $ à 25 750 $), un écart de 20 points de pourcentage ou un niveau de croissance trois fois plus élevé. On voit donc que l’omission des contribuables manquant.es a un effet important sur la hausse des revenus.

Les deux dernières colonnes révèlent deux constats importants. Tout d’abord, les taux de croissance avant et après ajustements sont très semblables, ce qui est normal, car, comme mentionné auparavant, le ratio de déclarant.es sur la population âgée de 18 ans et plus est demeuré assez stable à partir de 2000, ce qui a rendu les ajustements minimes. Ensuite, on remarquera que de 2000 à 2016 et de 2012 à 2016, le taux de croissance du revenu moyen des 99 % les moins riches fut plus élevé que celui du 1 % le plus riche, que ce soit dans les données brutes ou après ajustements. Cela dit, si j’avais choisi 2001 au lieu de 2000 comme année de départ pour la troisième colonne, le taux de croissance du 1 % le plus riche aurait été légèrement plus élevé que celui des 99 % les moins riches. De toute façon, le graphique montre bien que, malgré des différences annuelles, le revenu moyen du 1 % le plus riche a bien moins augmenté depuis le tournant du siècle et a même diminué un peu depuis 2007, l’année précédant la récession. Il ne faut toutefois pas accorder trop d’importance aux variations annuelles, d’autant plus que, en raison de l’ajout d’un palier d’imposition en 2016, certains revenus qui auraient normalement dû être reçus en 2016 l’ont été en 2015 (voir ce billet pour plus de précisions sur ce déplacement de revenus). L’important est de retenir que les inégalités se sont accrues surtout au cours des années 1980 et 1990, et qu’elles ont peu varié depuis le tournant du siècle, ce qui concorde avec ce que nous avions observé avec les données sur le coefficient de Gini (voir ce billet).

Revenu après impôt

Le graphique qui suit montre l’évolution des revenus moyens après impôt (revenus du marché plus les transferts gouvernementaux et les crédits d’impôt remboursables, moins les impôts fédéral et provincial) en dollars constants chez le 1 % le plus riche et le 99 % le moins riche en données brutes et en données ajustées entre 1982 et 2016. Comme pour le graphique précédent, j’ai fait partir les quatre séries de données à 100. Les constats généraux sont les mêmes, si ce n’est que le saut étrange des revenus du 1 % le plus riche en 1994 a une ampleur plus grande que celui observé dans les revenus du marché. Mais, on connaît la raison, d’autant plus que le niveau d’imposition des gains en capital est moins élevé que celui des autres revenus.

Le tableau ci-contre est aussi calqué sur le précédent. À ma surprise, les pourcentages qu’il montre sont semblables à ceux du tableau précédent, si ce n’est que les revenus ont augmenté un peu plus cette fois, probablement en raison de la croissance des transferts en début de période (comme on a pu le voir dans ce billet). Mais, là aussi, le constat principal est que la hausse des inégalités s’observe essentiellement dans les années 1980 et 1990, le revenu des 99 % les moins riches ayant aussi augmenté davantage que celui du 1 % le plus riche entre 2000 et 2016.

Part du revenu total du 1 % le plus riche

Le graphique qui suit montre l’évolution de la part du revenu du marché et du revenu après impôt chez le 1 % le plus riche, selon les données brutes et ajustées. On peut voir dans ce graphique que la tendance est la même que dans les graphiques précédents, soit que les inégalités, que ce soit du revenu du marché (lignes jaune et bleue) ou du revenu après impôt (lignes verte et rouge), ont augmenté essentiellement au cours des années 1980 et 1990. En effet, la part du 1 % selon les deux types de revenus est demeurée assez stable entre 2000 et 2016, la plupart du temps entre 11 et 12 % du revenu total selon le revenu du marché, et entre 8 et 9 % du revenu total selon le revenu après impôt. On notera que la différence de la part du revenu total du 1 % le plus riche avant et après ajustement n’est significative et observable qu’entre 1982 et la fin des années 1990, cet ajustement étant peu ou pas perceptible par la suite.

Oui, mais…

On voit que les principales sources sur les inégalités convergent pour montrer que celles-ci auraient cessé d’augmenter depuis 15 ou 20 ans environ, même si elles sont demeurées à un niveau élevé. Par contre, les données fiscales, comme toutes données, peuvent parfois cacher certains phénomènes qu’elles ne prennent pas en compte. Dans un billet datant de 2014, j’ai présenté une étude de Michael Wolfson, Mike Veall et Neil Brooks intitulée Piercing the Veil – Private Corporations and the Income of the Affluent (Lever le voile – Les sociétés privées et le revenu des riches). Les auteurs y expliquaient que les «sociétés privées sous contrôle canadien» (SPCC), soit les sociétés qui appartiennent à des actionnaires privés canadiens, ont la possibilité de retenir une partie de leurs profits plutôt que de les verser sur-le-champ aux actionnaires, pour déplacer le moment du paiement des impôts liés à ces profits lors d’une année où leur taux marginal d’imposition est plus bas ou pour partager ces profits (versés en général en dividendes) avec un membre de leur famille qui a un revenu plus bas.

Ce n’est pas l’impact de cette technique sur les revenus de l’État qui intéressait les auteurs, mais bien celui sur la part des revenus gagnés par le 1 % le plus riche. Le graphique ci-contre montre le résultat de leurs calculs. On voit que, en considérant ces revenus supplémentaires déplacés, la part des revenus totaux du 1 % le plus riche aurait été entre deux et trois points de pourcentage plus élevés (écart entre les lignes bleu pâle et bleu foncé) si ces revenus avaient été déclarés l’année où ils ont été gagnés. Cela dit, l’impact sur l’accroissement des inégalités est de moindre ampleur, car cette technique est utilisée depuis longtemps. On voit d’ailleurs que l’écart le plus grand entre les deux lignes s’est observé en 2006 et en 2007 (environ trois points), qu’il a baissé lors de la récession (2008 et 2009) et qu’il est reparti en hausse en 2010 et en 2011 pour revenir à au moins trois points. Sur cette période, de 2001 à 2011, la part officielle des revenus n’a pas du tout augmenté, tandis que celle qui tient compte des revenus supplémentaires a augmenté d’un peu plus d’un point.

Cette étude est intéressante, mais elle porte sur le Canada (alors que les données que j’ai utilisées portent sur le Québec) et les données se terminent en 2011, soit cinq ans avant celles que j’ai présentées ici. Il est donc difficile de deviner l’ampleur de cet impact au Québec. Par contre, on sait que les membres des ordres professionnels peuvent maintenant exercer leur profession en société et que cette autorisation a été accordée entre 2003 et 2016, selon les ordres (voir la deuxième colonne de cette page), soit au cours de la période où la croissance des revenus du 1 % le plus riche a ralenti et où les inégalités selon les données fiscales présentées plus tôt ont stagné. Il est donc plus que probable que ce facteur ait eu un impact au Québec aussi.

Et alors…

Si ce billet nous a permis de confirmer que les inégalités ont le plus augmenté dans les années 1980 et 1990, la relative stabilité de ce niveau d’inégalités depuis le tournant du siècle demeure intrigant. Nous avons vu qu’il est fort probable que l’utilisation plus grande des techniques fiscales liées aux SPCC ait camouflé une certaine hausse des inégalités, mais sans que nous puissions en estimer l’ampleur. De même, la hausse de 5,7 points de pourcentage du taux d’emploi des femmes (de 51,3 % à 57,0 %) entre 2000 et 2016 a sûrement contribué à la plus forte hausse du revenu des 99 % les moins riches et ainsi à la stagnation de la part des revenus totaux du 1 % le plus riche. Certains facteurs démographiques ont pu aussi jouer, mais probablement en sens opposé (moins de jeunes en début de carrière, mais plus de personnes âgées). Cela dit, on ne peut nier que la tendance à la hausse des inégalités semble vraiment avoir ralenti, quoiqu’il demeure inquiétant que, compte tenu du niveau qu’elles ont atteint et des facteurs mentionnés (utilisation des SPCC et hausse du taux d’emploi des femmes), les inégalités n’aient pas diminué. Cela montre qu’il faudra adopter des politiques beaucoup plus agressives si on veut atteindre un niveau d’inégalités plus acceptable.

5 commentaires leave one →
  1. 20 avril 2019 17 h 45 min

    Bonjour Jeanne. Je suis un peu surpris que tu prennes l’année 2000 comme point pivot de tes graphiques (surtout le premier). Certes, je vois bien tes tableaux avec les moyennes sur les différentes périodes. Mais il me semble que le choix de l’année pivot pourrait jouer sur l’interprétation du phénomène. Sur ton premier graphique, je vois qu’après un plateau de quelques années (jusque 2004), le revenu du 1% repart à la hausse jusqu’à la crise financière de 2007-2008. S’ensuit alors un plateau très long, de presque 10 ans. Ne faudrait-il donc pas considérer que cette crise financière de 2007-2008 serait le facteur principal qui freine l’augmentation des revenus du 1% ? (Mais oui, j’observe comme toi que le plateau commence vers 1998-1999, avec une pointe en 2000 sans doute pour la bulle des sociétés du numérique.) J’ai l’impression que si tu prenais 2006 (le sommet suivant) comme point pivot, on verrait mieux apparaître le rôle de la dernière crise financière dans cette stabilisation des revenus du 1%. C’est une hypothèse que je soumets à ta sagacité (tout en confessant n’avoir pas encore lu tes deux articles sur le Gini, où tu traites peut-être de ce point). Amitiés, Jean-Marie C.

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  2. 20 avril 2019 17 h 55 min

    «Je suis un peu surpris que tu prennes l’année 2000 comme point pivot de tes graphiques (surtout le premier)»

    C’est d’ailleurs pourquoi j’ai ajouté :

    Cela dit, si j’avais choisi 2001 au lieu de 2000 comme année de départ pour la troisième colonne, le taux de croissance du 1 % le plus riche aurait été légèrement plus élevé que celui des 99 % les moins riches. De toute façon, le graphique montre bien que, malgré des différences annuelles, le revenu moyen du 1 % le plus riche a bien moins augmenté depuis le tournant du siècle et a même diminué un peu depuis 2007, l’année précédant la récession.

    «le revenu du 1% repart à la hausse jusqu’à la crise financière de 2007-2008»

    2007 me semble aussi une année un peu particulière. Les effets les plus importants de la récession ont commencé en 2009 au Canada. Comme les revenus des 1 % sont assez mobiles (déplaçables d’une année à l’autre), je préfère les regarder sur une plus longue période. Or, c’est vraiment à partir de 2000 que la croissance des revenus du 99 % est devenue semblable à celle du 1 %. Le dernier graphique sur la part des revenus du 1 % montre mieux le plateau. «En effet, la part du 1 % selon les deux types de revenus est demeurée assez stable entre 2000 et 2016, la plupart du temps entre 11 et 12 % du revenu total selon le revenu de marché, et entre 8 et 9 % du revenu total selon le revenu après impôt.»

    «tout en confessant n’avoir pas encore lu tes deux articles sur le Gini, où tu traites peut-être de ce point»

    En fait, il n’y en a qu’un sur le Gini (https://jeanneemard.wordpress.com/2019/03/29/levolution-des-inegalites-au-quebec-et-au-canada-2/). Et, il montre aussi clairement un plateau à partir de 2000.

    Voir surtout ce graphique :

    Inégalités Québec Canada1

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