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La mise en récit de l’économie, le livre

26 octobre 2020

mise en récit de l’économie, le livreAu début de 2017, j’ai publié un billet portant sur une conférence sur la mise en récit de l’économie que Robert Shiller, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2013, a présentée lors de la rencontre annuelle de l’American Economic Association. Il a depuis écrit un livre sur le sujet, intitulé Narrative Economics – How Stories Go Viral and Drive Major Economic Events (Économie narrative – Comment les histoires deviennent virales et sont la cause d’événements économiques majeurs) que j’ai aussitôt tenté de me procurer. Même s’il est paru en janvier 2019, je viens seulement de mettre la main sur ce livre. Dans ce livre, il «affirme qu’étudier des récits populaires qui ont une incidence sur les comportements économiques individuels et collectifs (ce qu’il appelle l’économie narrative) a le potentiel d’améliorer considérablement notre capacité à prévoir, à préparer et à atténuer les dommages causés par les crises financières, les récessions, les dépressions et autres événements économiques majeurs».

Préface – Qu’est-ce que l’économie narrative : Le premier souvenir de l’auteur de l’économie narrative date de 50 ans quand il a lu un livre sur la Grande Dépression à 19 ans. Il remarque que peu d’économistes ont accordé d’importance au rôle des récits sur l’économie réelle et sur les théories économiques. Pourtant, il en ont eu et en ont encore, surtout quand ces récits deviennent contagieux ou viraux, comme on le dit maintenant. L’auteur définit ensuite l’économie narrative, donne des exemples de récits devenus viraux (même si erronés), montre qu’il est préférable de tenir compte des croyances et de l’évolution des comportements en plus des données statistiques pour mieux comprendre l’économie et l’influencer, et présente l’objectif de ce livre ainsi que sa structure.

Première partie – Les débuts de l’économie narrative

1. Les récits sur le Bitcoin : Les récits entourant les cryptomonnaies (et surtout sur le Bitcoin), qui servent davantage comme véhicules spéculatifs que comme monnaies, illustrent bien leur pouvoir d’influence. La valeur du Bitcoin fluctue selon celle que les gens veulent bien lui donner, mais son image notamment anarchiste et mystérieuse a attiré un grand nombre de partisan.es inconditionnel.les qui se sentent faire partie d’une communauté en marge du système financier et étatique.

2. Une aventure de conciliation : L’étude de l’économie narrative profite de l’apport de nombreuses disciplines (histoire, sociologie, anthropologie, psychologie, marketing, littérature, épidémiologie, religion, etc.) et permet de concilier les connaissances de ces sources et approches variées.

3. La contagion, les constellations et la convergence : L’auteur fait une analogie entre la transmission des maladies contagieuses et celle des récits économiques : forte hausse suivie d’une baisse, le tout dépendant des mesures de santé publique, du taux de transmission et de guérison, et d’autres facteurs (ce livre a été écrit avant la pandémie actuelle) dans le cas des maladies, et de l’intérêt suscité, de la propagation (qui dépend entre autres de la popularité de l’émetteur) et d’autres facteurs dans le cas des récits. Il peut aussi y avoir plus d’une vague dans les deux cas. Il raffine ensuite son analogie (il y a par exemple des conspirationnistes dans les deux cas!) et fournit des exemples réels pour les maladies et pour les récits économiques (dont des théories). Il aborde aussi les concepts de constellations, formées ici de récits séparés qui, mis ensemble, forment un ensemble plus complet, et de convergence, lorsque des récits non liés arrivent à des conclusions qui vont dans le même sens.

4. Pourquoi certains récits deviennent-ils viraux? : Le succès d’un récit, ou sa viralité, dépend de nombreux facteurs. L’auteur en présente quelques-uns avec des exemples éloquents. Il montre entre autres que ce qui distingue le plus l’être humain des autres animaux est qu’il tend à associer des faits pour en faire une histoire, comme Yuval Noah Harari l’a aussi montré dans son livre Sapiens (sur lequel j’ai écrit deux billets). Cela explique notamment le succès de certaines théories conspirationnistes.

5. La courbe de Laffer et le cube de Rubik deviennent viraux : Il est impossible de prévoir le succès d’un récit, comme d’un livre, d’une chanson ou d’un film. L’auteur raconte les histoires entourant la création de la courbe de Laffer (voir ce billet pour un résumé plus complet) et du cube de Rubik, et explique comment ces histoires ont contribué à leur popularité. Il aborde ensuite la constellation d’autres histoires liées à la courbe de Laffer qui ont aussi connu du succès.

6. Diverses preuves de la viralité des récits économiques : L’auteur explique les processus physiologiques et psychologiques qui entrent en jeu dans les réactions des humains face aux événements et aux récits, puis donne des exemple variés de ces processus.

Deuxième partie – Les fondements de l’économie narrative :

7. La causalité et les constellations : La causalité entre les récits économiques et les événements économiques va dans les deux sens, comme le montre l’auteur avec des exemples pertinents. Il aborde notamment :

  • les prophéties autoréalisatrices;
  • des études sur l’impact spécifique des récits (souvent plus important que celui des faits et des données) en économie et en marketing;
  • le souvenir durable d’événements marquants (flashbulb memory event);
  • les fausses nouvelles.

8. Sept propositions de l’économie narrative : Ces propositions sont :

  • la propagation peut être lente ou rapide, de petite ou de grande envergure;
  • les récits économiques les plus importants ne sont pas ceux dont on parle le plus;
  • les constellations de récits ont plus d’impact qu’un seul récit;
  • l’impact économique d’un récit peut varier avec le temps;
  • les faits et les données ne suffisent pas pour freiner la propagations des récits erronés;
  • la propagation des récits dépend des possibilités de les utiliser à répétition;
  • la propagation des récits se développe en fonction de leur intérêt.

Troisième partie – Les récits économiques pérennes

9. La récurrence et la mutation : Les récits des chapitres suivants reviennent fréquemment, avec quelques fois des changements mineurs qui facilitent leur propagation (comme les mutations des virus), et ont une influence certaine sur la compréhension de l’économie par la population (surtout sur sa mécompréhension). L’auteur explique le fonctionnement de ces mécanismes (récurrence et mutation), notamment lors de récessions.

10. La panique en opposition à la confiance : L’auteur présente différents types de récits basés sur la panique (boursière, financière, etc.), la confiance (des entreprises, des consommateur.trices, etc.) et d’autres thèmes liés (peur, chômage massif, Grande Dépression, etc.), leurs particularités, leur évolution depuis le XIXe siècle et leurs effets les uns sur les autres.

11. La frugalité en opposition à la consommation ostentatoire : Les récits basés sur la frugalité et la promotion de la consommation ostentatoire (notamment dans sa forme «keeping up with the Joneses») comme marqueur social (dont la variante du rêve américain, l’American Dream) sont directement en opposition. L’auteur applique le même type d’analyse que dans le chapitre précédent.

12. L’étalon-or en opposition au bimétallisme : L’auteur fait le tour des récits entourant le bimétallisme (monnaie reposant sur l’or et l’argent), essentiellement au XIXe siècle, et le fétichisme encore actif de nos jours d’associer la valeur d’une monnaie à un métal précieux comme l’or.

13. Les machines remplacent de nombreux emplois : L’auteur fait le tour des récits portant sur la crainte que les machines remplacent les emplois des êtres humains, les premiers datant d’avant notre ère. Il aborde notamment les luddites, le chômage technologique, les labor-saving machines, les robots, la surproduction, les technocrates et les cerveaux électroniques.

14. L’automatisation et l’intelligence artificielle remplacent presque tous les emplois : Ce chapitre est la suite du précédent. L’auteur y aborde notamment l’automatisation des emplois, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, l’apprentissage machine, le revenu de base universel et la fracture numérique.

15. Les bulles immobilières et leur éclatement : Les récits sur l’immobilier datent de bien longtemps, auparavant centrés sur les terres agricoles. L’auteur aborde notamment la spéculation, la pyramide de Ponzi, l’achat-revente (flipping), la bulle immobilière et l’exubérance irrationnelle.

16. Les bulles boursières : La bourse et l’économie sont deux domaines différents, mais pas nécessairement dans les récits qui leur sont consacrés. L’auteur aborde notamment les récits sur les krachs, les suicides (surtout en 1929), les années folles (roaring twenties) et les punitions divines.

17. Les boycotts, les profiteurs et les entreprises malveillantes : L’auteur explique l’origine du mot boycott (c’est le nom de celui contre qui fut organisé le premier) et comment son concept (lié à la colère et au sentiment d’injustice) est devenu viral. Les boycotts furent à l’origine notamment utilisés contre les profiteurs (qui font trop de profits). Il aborde aussi le concept du salaire équitable (fair wage) et quelques autres récits et boycotts qui sont devenus moins viraux.

18. La spirale inflationniste et les syndicats malveillants : Les récits portant sur la spirale inflationniste (inflation des prix et des salaires qui s’influencent dans un cercle vicieux) ont gagné en ampleur au milieu du XXe siècle et sont demeurés viraux jusqu’aux années 1980. Ils s’attaquaient surtout aux syndicats (et à leurs liens avec le crime organisé) et, dans une moindre mesure, aux patrons et à la banque centrale. L’auteur aborde aussi le ciblage (ou contrôle) de l’inflation par les banques centrales.

Quatrième partie – Faire progresser l’économie narrative

19. Les narrations futures et les recherches à venir : Les récits économiques, comme les épidémies, reviennent souvent, mais avec des intensités différentes. Et, il peut y en avoir de nouveaux! Il faut savoir résister à l’attrait séducteur de ces récits, qui reposent rarement sur les faits et les données, mais plus sur des idéologies ou des émotions. L’auteur présente des facteurs qui pourront à l’avenir modifier le mode de propagation des récits, puis aborde :

  • l’évolution de l’analyse des récits économiques et de leur impact;
  • l’incorporation des récits dans les théories économiques;
  • les façons de contrer les récits trompeurs;
  • les limites des données pour connaître la fréquence des récits et ce qu’il faudrait faire pour les repousser et ajouter de nouvelles sources de données;
  • la difficulté de distinguer les corrélations des causalités pour estimer l’impact des récits.

Et il conclut :

«J’espère que ce livre confirme la possibilité de pouvoir mieux discerner la réalité humaine derrière les grands événements économiques, sans pour autant sacrifier notre engagement en matière de rigueur et d’analyse systématique.»

Annexe – Appliquer les modèles d’épidémie aux récits économiques : Cette annexe porte sur la façon d’appliquer les connaissances en épidémiologie à l’analyse de la propagation des récits économiques, tout en tenant compte des différences énormes entre ces deux disciplines. La crise actuelle a rendu l’épidémiologie plus populaire et accessible, ce qui facilite la compréhension de cette annexe technique.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire, même si j’ai été un peu déçu. Lire, parce qu’il s’agit d’un champ très spécifique de l’économie, bien peu exploré jusqu’à maintenant. Au-delà de l’analyse centrée sur des indicateurs macroéconomiques, ce champ est plutôt axé sur les comportements humains et sur ce qui les influencent. Il est plutôt un complément ou une branche de l’économie comportementale (voir ce billet). Lire aussi pour l’excellente mise en contexte des récits qui y sont présentés. Déçu, parce que mes attentes étaient trop élevées, tellement j’avais apprécié la conférence que j’ai présentée dans ce billet. Je m’attendais à plus de récits différents. Je pensais entre autres y trouver ceux sur le serrage de ceinture du gouvernement quand la population se la serre et sur le gouvernement qui est le problème, deux récits qui ont pourtant eu et ont encore une influence importante sur la perception de l’économie dans la population. Mais, bon, je suis peut-être trop exigeant, car ce livre est quand même bien comme il est! Finalement, les 481 notes, surtout des références, mais aussi des compléments d’information, s’étendent sur 23 pages à la fin et sont suivies d’une bibliographie (25 pages) et d’un index (27 pages).

3 commentaires leave one →
  1. 29 avril 2022 19 h 57 min

    Bonsoir et merci de ce billet… Je recherchais des références en français et une traduction décente pour « narrative economics »… Vous aurez probablement un trackback bientôt depuis mon site principal (pas celui référencé par l’avatar), dès que j’aurais terminé mon billet qui couvre un ensemble large de sujets autour des fraudes et manipulations dans le monde des actifs numériques.
    Sincerely
    DJM

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  2. 29 avril 2022 20 h 18 min

    @ cybearDJM

    Je ne me souviens plus trop comment j’en suis arrivé à cette traduction. L’expression narrative economics n’est en effet pas facile à traduire, sans qu’on pense plutôt aux textes qui expliquent des concepts économiques (le narratif ou la narration). Quand j’ai écrit mon premier billet sur le sujet (https://jeanneemard.wordpress.com/2017/01/18/la-mise-en-recit-de-leconomie/), j’ai tout de suite pensé au livre Sapiens de Yuval Noah Harari dans lequel il explique que l’être humain adore se faire raconter des histoires (ce qui explique aussi en partie la popularité des thèses conspirationnistes, mais je m’égare!). Et là m’est venu le concept de mise en récit, car c’est bien ce que fait la narrative economics, elle raconte une histoire.

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