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La mise en récit de l’économie

18 janvier 2017

mise-en-recitDans son livre Sapiens (sur lequel j’ai écrit deux billets), Yuval Noah Harari explique que le facteur qui explique le mieux la sortie réussie d’homo sapiens de l’Afrique il y a 70 000 ans, est sa «capacité à transmettre des informations non pas sur des hommes et des lions (comme le font bien des animaux non humains), mais sur des choses qui n’existent pas». Robert Shiller, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2013 (j’ai présenté récemment un livre qu’il a écrit avec George Akerlov) a fait une présentation remarquée au début de l’année lors de la rencontre annuelle de l’American Economic Association. Dans cette présentation, intitulée Narrative Economics (que je traduis par La mise en récit de l’économie), l’auteur mentionne justement que ce qui distingue le plus l’être humain des autres animaux est qu’il tend à associer des faits pour en faire une histoire. Il suggère d’ailleurs, comme d’autres auteurs l’ont fait, que l’homo sapiens (homme sage) devrait peut-être davantage être qualifié d’homo narrativus (ou autres formes semblables), soit l’homme qui raconte des histoires.

Introduction

«(traduction) Par la mise en récit de l’économie, j’entends l’étude de la propagation et de la dynamique des récits populaires, des histoires, en particulier celles qui ont rapport avec l’intérêt et l’émotion, et comment ces récits changent avec le temps et comment ils tentent d’expliquer des phénomènes économiques.»

Par exemple, les récessions sont des phénomènes qui ne surviennent pas uniquement à la suite d’événements économiques, mais aussi en raison des histoires qui circulent autour d’elles. Avec cette présentation, l’auteur vise à faire le tour des connaissances en la matière et à analyser l’impact des mises en récit sur l’économie. Ces mises en récit peuvent prendre plusieurs formes, reposer ou pas sur des faits réels et se transformer en légendes urbaines lorsqu’elles se propagent de façon contagieuse. Même si on parle de nos jours de la réalité post-factuelle et si on l’attribue en bonne partie aux médias sociaux, l’utilisation de récits est loin d’être nouvelle (notamment en publicité, comme le livre de Shiller et Akerlov dont j’ai parlé en amorce le montre bien, mais dans bien d’autres domaines). Cela dit, l’utilisation des récits est en croissance dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales comme l’illustre bien mise-en-recit1le graphique ci-contre qui compare le pourcentage de la présence du terme «narrative» dans des articles scientifiques publiés récemment (barres grises, entre 2010 et 2016) avec celui des articles publiés depuis toujours (barres noires). Même si la discipline économique l’utilise moins que les autres disciplines des sciences humaines et sociales, elle l’utilise elle aussi davantage depuis quelques années. L’auteur explique le faible niveau de son utilisation en économie par l’utilisation de modèles qui ne peuvent pas en tenir compte, reposant notamment sur la rationalité des agents économiques.

L’auteur explique ensuite comment le concept de mise en récit (ou «narrative», ou encore «storytelling») est devenu l’objet de plus en plus d’études en sciences sociales (et même dans d’autres domaines) et a gagné en importance pour expliquer des comportements autrement inexplicables (comme les tendances au conspirationnisme) et même l’établissement de certaines normes sociales. Il compare aussi la propagation des récits aux modèles de contagion des virus. En effet, des modèles montrent que cette propagation dépend de trois facteurs, soit le taux de susceptibilité d’attraper le virus (ou de croire une histoire, taux qui semble avoir augmenté en lien avec la popularité des médias sociaux), le taux d’infection (ou de croyance à l’histoire, lui aussi lié aux médias sociaux) et le taux de guérison (ou de rejet de l’histoire, par exemple grâce à l’utilisation de faits réels, taux en baisse à l’ère post-factuelle…).

Je ne peux malheureusement pas présenter ici toutes les nuances et tous les domaines abordés par l’auteur, même si toute cette étude est intéressante. Je vais plutôt me concentrer sur un exemple important et mentionner d’autres mises en récit analysées par l’auteur.

La courbe de Laffer

La courbe de Laffer est un exemple particulièrement pertinent de la mise en récit d’un concept économique. Cette courbe part du constat qu’un gouvernement ne retire aucun impôt si le taux d’imposition est nul (assez évident…) ou si son taux d’imposition est de 100 % (ce qui ne porte pas non plus à la contestation, car personne ne voudra travailler sans que cela apporte un revenu). Arthur Laffer en conclut que les recettes de l’imposition augmenteront jusqu’à un certain point et diminueront par la suite. Encore là, ça va. Où cela va moins, c’est lorsque des partisans de Laffer ont prétendu en 1978 (lorsque la courbe est devenue virale) que les États-Unis étaient déjà sur la pente descendante et qu’une baisse des impôts ferait augmenter les recettes de l’État, et cela, sans s’appuyer sur la moindre donnée ou étude.

Ce récit a en plus bénéficié de deux autres caractéristiques entourant la présentation de la courbe de Laffer. Tout d’abord, la légende (qui semble vraie, selon des témoins, même si Laffer a toujours dit ne pas s’en souvenir) prétend que cette courbe a été présentée la première fois sur une serviette de table lors d’un repas que Laffer aurait pris avec Donald Rumsfeld et Dick Cheney. D’ailleurs, cette serviette est mise-en-recit2conservée dans un musée (voir l’image ci-contre qu’on peut voir plus clairement ici). En plus, cette légende est accompagné d’un deuxième récit, soit l’expression «L’impôt tue l’impôt». La conjonction de ces deux récits a bien sûr procuré beaucoup de visibilité à ce concept.

Face à la force de ces récits, il est très difficile d’expliquer que cette courbe n’apporte rien de neuf en soi (je l’ai dit, ses constats sont évidents), mais que le vrai sujet qu’elle soulève est de savoir à quel niveau d’imposition cette courbe prend une pente descendante. Or, cela est très difficile à calculer et à expliquer, car ce niveau peut varier considérablement selon les pays, les époques (voir notamment ce billet sur le livre Taxing the richs) et le niveau d’acceptabilité sociale. Jamais personne ne réussira par un raisonnement complexe et des calculs qui le sont encore plus à contrer un récit aussi simple que la courbe de Laffer et que l’expression «L’impôt tue l’impôt» qui correspondent tellement à la perception négative de la population (surtout des États-Unis) envers les gouvernements et les impôts (encore plus depuis la sortie de ce récit). Ronald Reagan s’est justement servi de la courbe de Laffer pour justifier ses baisses d’impôts aux plus riches et aux sociétés entre 1981 et 1987, en utilisant en plus un autre récitle gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes; le gouvernement est le problème»).

D’autres récits

Comme mentionné plus tôt, je ne pourrai pas expliquer aussi en détail que pour la courbe de Laffer l’effet des autres récits présentés par l’auteur. Je vais donc me contenter d’en citer quelques-uns :

  • l’effet multiplicateur (concept qui, même s’il date des années 1930 avec, entre autres, la contribution de John Maynard Keynes, ne devint viral que vers la fin des années 1950);
  • la courbe IS-LM de John Hicks, dont le récit, datant aussi des années 1930, a connu son apogée dans les années 1980, sans que sa popularité ne s’efface totalement par la suite;
  • les récits qui accompagnent les bulles : par exemple, lors de la bulle technologique de la fin des années 1990, un étudiant au doctorat en administration m’a écrit pour me demander s’il était vrai que dans la «nouvelle économie» (autre récit) les profits n’étaient plus importants pour assurer le succès d’une entreprise (!); la légende que le prix des maisons ne pouvait pas diminuer lors de la bulle immobilière à la base de la dernière récession est un autre exemple pertinent;
  • l’image du gouvernement qui doit se serrer la ceinture quand les citoyens le font lors d’une récession est un des nombreux récits qui viennent souvent accentuer l’impact d’une récession;
  • lors des premières récessions du XXe siècle, les accusations contre les complots communistes ont distrait l’attention et ont même canalisé des ressources qui auraient été plus utiles ailleurs;
  • les légendes entourant les variations du prix du pétrole et de l’essence (pas toutes fausses, en fait!);
  • le supposé taux d’intérêt naturel;
  • le rôle de l’inflation sur la pauvreté (alors qu’elle nuit plus aux rentiers) et l’insistance des médias sur des variations temporaires de prix (rappelons-nous le scandale du prix du chou-fleur, et la fixation des médias sur le prix de l’essence) qui donne l’impression que l’inflation est plus élevée qu’elle ne l’est vraiment;
  • la théorie quantitative de la monnaie (selon cette théorie, les injections massives de monnaie aux États-Unis et en Europe au cours des dernières années auraient dû faire exploser l’inflation);
  • la supposée plus grande valeur d’une monnaie reposant sur l’étalon-or (ce qui a prolongé la durée de la Grande Dépression);
  • le concept de krach (à la Bourse) et son supposé rôle sur les récessions (alors que des krachs n’ont pas toujours des effets sur l’économie réelle, comme en 1987);
  • «la seule chose à craindre est la crainte», récit attribué à Franklin Delano Roosevelt lors de son discours d’inauguration en 1933; ce récit a aussi été repris après les événements du 11 septembre 2001 (notamment par Paul Krugman); personnellement, je l’aime bien, ce récit;
  • l’utilisation du terme «Grande Récession» en 2009 pour qualifier la récession débutée aux États-Unis en 2007 : cette forme rappelle bien sûr le terme «Grande Dépression» qui a avec le temps qualifiée la plus grande crise, celle débutée en 1929; l’auteur note que ce type de récit correspond à la tendance des gens à comparer des événements pourtant étrangers les uns des autres (tendance mise de l’avant par Daniel Kahneman et Amos Tversky), rendant ce type de récit très efficace; ce récit a probablement contribué à faire accepter par la population les mesures de relance adoptées en 2009 (y compris l’aide aux banques), de même que la crainte des «bank runs» (ou paniques bancaires), soit des ruées vers les banques pour récupérer ses épargnes, autre récit rappelant la Grande Dépression;
  • Donald Trump est selon l’auteur une machine à récits (génie des affaires, smart guy, make America great again, le plus grand créateur d’emplois que Dieu a créé, etc.), suscitant toutefois autant la répulsion que l’approbation, ce qui nuit à l’efficacité de ses récits.

J’ajouterais à cette liste la romance autour de l’argent dette (tout un récit!), la plus grande efficacité du secteur privé et de la concurrence (c’est encore plus efficace si on parle de compétition), le taux de chômage naturel, la destruction créatrice, le fardeau fiscal et bien d’autres. En avez-vous en tête?

Conclusion de l’auteur

L’auteur conclut en disant que d’autres recherches seraient nécessaires pour approfondir l’impact de la mise en récit sur l’économie. L’utilisation des données massives et des algorithmes pour les analyser laisse place à beaucoup de possibilités pour cette recherche. Il demeure toutefois difficile de quantifier l’impact de ces récits et même de démontrer leur causalité sur des événements ultérieurs. Mais, il demeure optimiste et considère que ces difficultés ne sont pas insurmontables, surtout avec l’avancement de l’intelligence artificielle.

Et alors…

J’adore ce type de texte qui sort des sentiers battus! Je ne partage pas l’optimisme de l’auteur sur la possibilité de quantifier l’impact des mises en récit sur les décisions économiques, mais cela ne m’empêche pas de partager ses conclusions sur le fait qu’elles ont un impact, peu importe son ampleur (qui peut tellement varier d’un cas à l’autre). On est loin de l’économie orthodoxe qui repose sur le postulat que les humains seraient des êtres uniquement rationnels…

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