Homo confort
Avec son livre Homo confort – Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, Stefano Boni, professeur d’anthropologie culturelle et politique, montre que «le prix à payer de l’expansion du confort moderne» est notamment «l’affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, la perte d’autonomie au profit de dispositifs technologiques, le renforcement de l’individualisme, l’appauvrissement et l’instrumentalisation des relations sociales, la mise à distance de la nature et la destruction des écosystèmes».
Avant-propos – Savoirs critiques et interrogations contemporaines : L’auteur soutient que «le confort est un élément déterminant et cependant négligé pour comprendre l’évolution récente de l’humanité». Il associe la recherche du confort notamment au progrès technologique et à la recherche de la croissance infinie qu’il est général mal vu de remettre en question. Pourtant, c’est un défi que les sciences humaines doivent relever.
1. L’asservissement de la nature : Le niveau de confort actuel «résulte de la soumission globale de la nature» à l’aide d’outils technologiques. L’auteur définit dans ce chapitre les particularités de ce qu’il appelle l’hypertechnologie, qu’il distingue ainsi des technologies préindustrielles (ou artisanales) qui avaient beaucoup moins d’impact sur la nature et étaient liées à des savoirs et des compétences, et non à des machines automatisées (je simplifie considérablement). Il définit ensuite ce qu’il entend par «confort» (et par homo confort), concept qui a un champ d’application très vaste, mais a un sens toujours positif, même si sa recherche abusive peut avoir des conséquences éminemment négatives. Il aborde aussi l’évolution du confort et ses inégalités sociales, économiques, de classe et de genre.
2. Modernité et dogme de la croissance : Les analyses politiques négligent (voire ignorent) habituellement le rôle de l’assouvissement des sens (qui fait partie du confort) dans l’adhésion ou le manque de résistance de la population au capitalisme hypertechnologique. C’est cette lacune que compte combler l’auteur dans ce chapitre. Dans ce sens, il aborde l’histoire de la technologie au service du confort; l’expansion permanente et illimitée de l’hypertechnologie, même si l’ajout de confort qu’elle apporte est rendu négligeable, et même négatif si on tient compte de ses conséquences; la nécessité d’appuyer l’amélioration du confort de la population (et la croissance) en politique, qu’un parti soit de droite ou de gauche; et la répression des personnes qui s’y opposent, comme les luddites.
3. Les cinq sens d’aujourd’hui : L’hypertechnologie permet l’expansion de nos sens, mais cette expansion artificielle «provoque toutefois une altération des sensations, des pratiques et des connaissances». L’auteur analyse cet impact sur chacun des cinq sens principaux, c’est-à-dire le toucher, l’odorat, le goût, l’ouïe et la vue (je résume ici plus de 30 pages intéressantes et pertinentes, même si certains bouts m’ont fait grincer des dents, en raison de nombreuses exagérations et de sa dénonciation de la disparition des odeurs nauséabondes causées par les mesures d’hygiène qui sont pourtant parmi celles qui ont sauvé le plus de vies, notamment chez les enfants et dans les quartiers les plus pauvres…). Il complète cette analyse en abordant les effets de ces changements sur l’ensemble du corps humain.
4. Le corps derrière un écran : Ce chapitre porte sur les conséquences sociales et physiques de l’utilisation de dispositifs protecteurs au sens large (produits hygiéniques et pharmaceutiques, engins de transport, sacs légers, aqueducs, chauffage et climatisation, etc.), notamment sur l’éloignement de l’être humain de la nature et, finalement, de sa nature.
5. La marchandisation de la nature et de l’effort : Assez étrangement, on assiste à une réappropriation des contacts avec la nature et avec l’effort, mais dans une logique marchande. L’auteur parle ici des jardins, des plantes d’intérieur, des animaux de compagnie, des véhicules tout-terrain pour aller dans la nature (et la détruire…), du tourisme dit d’aventure, etc. Il aborde aussi la muséification de la nature, du travail artisanal et de modes de vie maintenant interdits (pour des raisons sanitaires); le dégoût pour les insectes; les soins aux animaux de compagnie; les zoos et les cirques; et la dissimulation des conditions d’élevage et des abattoirs.
6. À la recherche du bien-être absolu : Ce chapitre porte sur le passage du confort au bien-être, qui implique selon l’auteur un «équilibre entre émotions et stimulations corporelles» et «qui procure une sensation de plaisir et de sérénité plus gratifiante». Pour ce, il faut contrebalancer les effets nocifs du confort sans limites. Dans ce contexte, il aborde les soins esthétiques; la fréquentation des gymnases, le jogging et la pratique de sports; la surveillance de l’alimentation; le massage et les spas; les excursions dans la nature; et le développement personnel (bien qu’il n’utilise pas cette expression).
7. Écophobie, dégoût et immunité : Ce chapitre porte sur l’écophobie, qui peut nous faire adopter des comportements de fuite face à la nature et nous enfermer dans un cocon protecteur encore plus hypertechnologique. L’auteur aborde l’histoire, l’évolution et les conséquences du dégoût envers l’organique; l’hypothèse hygiéniste; et la perte de savoirs et de compétences.
8. La destruction programmée des savoir-faire et de l’environnement : Dans sa démonstration sur cette destruction, l’auteur aborde :
- les conséquences de l’institutionnalisation des connaissances sur les modes d’apprentissages antérieurs (compagnonnage, mimétisme, etc.); notons que j’ai déjà moi aussi déploré qu’on dévalorise ces types d’apprentissages (en parlant par exemple d’apprentissage «sur le tas»), notamment dans une intervention face à Bernard Landry qui accusait le décrochage scolaire de nuire au PIB du Québec, mais je l’ai fait en disant que ces types d’apprentissages étaient complémentaires à l’apprentissage scolaire, sans, comme l’auteur, déprécier ce dernier;
- la destruction de l’hypotechnologie (ou des technologies artisanales) par l’hypertechnologie;
- la disparition de quelques métiers;
- les effets néfastes (pour ne pas dire désastreux) de l’hypertechnologie sur l’environnement, la diversité et la santé.
Conclusion – Environnement, politique et autonomie : L’auteur insiste à nouveau sur la distinction entre confort et bien-être, en revenant sur les principaux arguments présentés dans ce livre et en décrivant l’effondrement qui en découlera. Il présente ensuite quelques pistes de solutions axées sur la sortie du consumérisme.
Postface à la seconde édition : L’auteur fait part des réactions à la première édition de ce livre datant de 2014 (cette deuxième édition a été publiée en italien en 2019) et de ses réponses à celles qui étaient négatives.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Pas vraiment. Si le concept de départ et plusieurs de ses analyses sont intéressantes, il sert en grande partie à présenter une série de tendances et d’activités modernes qui ne sont pas nécessairement dues à l’émergence de l’homo confort (dont certaines que Sébastien Bohler attribue au caractère psychopathe de l’humanité). Il s’agit en fait d’un livre à thèse contre l’hypertechnologie, où l’auteur se concentre sur les arguments qui appuient sa thèse et négligent ceux qui la relativiseraient, par exemple, en ne précisant pas qu’une grande partie du travail de services (santé, éducation, services sociaux, etc.) se fait encore en tout contrôle et avec un minimum d’asservissement de la nature.
Le thème du confort me semble aussi servir dans ce livre de prétexte pour mettre de l’avant le mouvement de la décroissance et l’anarchisme, avec par exemple beaucoup de citations de Serge Latouche et une conclusion allant dans ce sens, ce qui n’est pas mal en soi, mais n’était pas annoncé au départ et n’est pas mentionné clairement dans le texte non plus (sauf ses affinités anarchistes en conclusion et dans la postface). En plus, les éléments présentés dans les chapitres sont en bonne partie répétitifs. Mais c’est quand il a utilisé le bon sens comme argument, en critiquant en plus les vaccins, qu’il m’a perdu (même si j’ai continué à lire son livre, car je l’achevais!). Oui, la recherche abusive du confort entraîne son lot de problèmes et il est sain de le souligner, mais, à force de lui attribuer tout et n’importe quoi, l’auteur ne réussit qu’à affaiblir sa thèse et la portée de ses arguments plus convaincants. En plus, les 238 notes, heureusement presque toutes des références (sauf une!), sont à la fin du livre.