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Les milliardaires

1 juin 2013

milliardairesJ’ai assisté il y a quelque semaines à une présentation du livre Les milliardaires – Comment les ultra-riches nuisent à l’économie par Linda McQuaig (voir à partir de la 35ème minute environ). Étant resté sur ma faim, je croyais que ce livre, qu’elle a écrit avec Neil Brooks, ne m’apporterait pas grand chose. J’avais tort.

Les riches et les crises de 1929 et de 2007

Ce livre présente entre autres une des meilleures analyses que j’ai lues sur le rôle des ultra-riches dans les crises de 1929 et de 2007. Ceux-ci ont en effet su profiter de leur argent et de leur pouvoir politique pour se débarrasser de la réglementation qui les empêchait de faire ce qu’ils voulaient. Que ce soit le lobby des John D. Rockefeller et J. Pierpont Morgan auprès du président des États-Unis William Howard Taft avant la crise de 1929 ou celui des JP Morgan (même nom que le précédent, mais dorénavant une personne morale plutôt immorale) et autres Goldman Sachs avant celle de 2007, ceux-ci ont réussi à affaiblir considérablement la réglementation des marchés financiers, ouvrant la porte aux abus et à l’avidité de ce secteur et, par voie de conséquence, aux crises qui en ont découlé.

La description du processus qui explique que les inégalités ont aussi eu un rôle majeur dans ces crises est aussi digne de mention :

«(…) un degré élevé d’inégalités crée une dynamique favorable à l’instabilité financière. L’affaiblissement du pouvoir d’achat de la majorité des citoyens suscite une raréfaction des opportunités d’investissement dans l’économie réelle, canalisant les fonds vers un secteur financier dont les opérateurs deviennent de plus en plus riches et puissants. (…) En revanche, une répartition plus égale des revenus (comme celle qui avait cours dans l’après-guerre) suscite une forte demande de biens et services, attirant les capitaux dans l’économie réelle.»

En quoi Bill Gates ne mérite pas sa fortune

Ce chapitre mériterait un billet à lui seul, tant il aborde de questions de fond. Mais, résumons… Bill Gates n’est pas seulement l’homme le plus riche au monde, il est un des plus admirés. On lui attribue la présence généralisée dans nos foyers de l’appareil que j’utilise pour écrire ce billet, contribution hors du commun, et il est reconnu comme un philanthrope tant dans le domaine des arts que dans l’appui aux pauvres. Et pourtant…

En fait, la fortune de Bill Gates est le résultat de la conjonction de nombreux facteurs, notamment de la contribution de la société à sa formation, de sa naissance dans un milieu aisé qui lui a permis de fréquenter une des seules écoles dotées d’ordinateurs pour ses élèves, de la chance d’avoir fait un stage avec une société informatique et même d’une mésentente entre IBM et le dirigeant (Gary Kildall) de la société qui avait développé un système d’exploitation bien meilleur que celui acheté et amélioré par Gates (et inspiré du CP/M de Kildall)…

En plus, Bill Gates a profité de toutes les découvertes qui ont permis le développement de l’ordinateur personnel. Les auteurs mentionnent entre autres :

  • Joseph-Marie Jacquard, inventeur d’un métier à tisser semi-automatique fonctionnant avec des cartes perforées… en 1801!
  • Charles Babbage, inventeur d’une machine à calculer utilisant des cartes à perforer inspirés de Jacquard en 1834; il a aussi énoncé le principe de l’ordinateur
  • Herman Hollerith, concepteur d’une machine à statistiques à cartes perforées permettant de compiler les résultats des recensements (1887)
  • J’en saute quelques-uns pour en arriver à Douglas Carl Englebart qui a inventé la souris et en a déposé le brevet en 1967, brevet vendu quelques années plus tard à Apple pour 40 000 $.

Bien des avancées antérieures et subséquentes ont été réalisées par des équipes anonymes travaillant pour le gouvernement américain, notamment pour le ministère de la défense. Les auteurs remarquent que l’inventeur solitaire est en fait une légende. Tout chercheur bénéficie de l’ensemble des connaissances et des techniques élaborées souvent bien avant sa naissance. Par contre, de nos jours, on ne reconnaît plus ces contributions et on accorde toute la mise au seul détenteur du dernier brevet pertinent (principe du «winner takes all» ou du gagnant qui rafle la mise)… Pourtant, l’ensemble des connaissances passées n’appartiennent à personne et appartiennent à tous. Ne serait-il pas normal que tous en bénéficient et que les gains liés à l’apport du dernier détenteur de brevet soient en conséquence mieux partagés?

Si on tient compte en plus de toutes les embûches que Gates et Microsoft ont mis dans les jambes de leurs concurrents, ils ont probablement fait reculer le moment où l’ordinateur a pu devenir aussi répandu et l’ont rendu moins performant et plus cher… Il est alors difficile de conclure que Bill Gates «mérite» sa fortune! Et même s’il n’avait pas profité indûment des inventions des autres, les auteurs ne voient pas en quoi un être humain «mériterait» une telle fortune qui lui sert bien peu et qui prive le reste de la société de ces ressources qui leur seraient aussi précieuses… Sans la société, personne ne pourrait être riche. Les auteurs concluent qu’un «Bill Gates reclus tout nu sur une île déserte n’aurait pu faire grand chose de plus que de chercher à ne pas attraper froid».

D’autres milliardaires encore moins méritants

Si on peut questionner le mérite de la fortune acquise par Bill Gates, qui a tout de même contribué à l’avancement de la société (quoique…), le verdict est plus évident dans le cas des financiers qui ont acquis leur richesse en nuisant carrément à la société. Les auteurs donnent l’exemple de John Paulson qui a incité Goldman Sachs à émettre encore plus de papiers commerciaux toxiques pour ensuite prendre des assurances au cas où la valeur monétaire de ces papiers diminuerait. Comme cette valeur s’est en fait effondrée, il a pu encaisser 3,7 milliards $ de gains en 2007! Alors, non seulement n’a-t-il pas contribué à l’avancement de la société, mais il a accentué l’impact de la crise et l’ampleur des sommes que les contribuables ont dû verser pour sauver le système financier. Bref, il s’agit d’un des parasites les plus dommageables à la société, d’un destructeur de richesse!

Les autres chapitres

Je ne suis quand même pas pour résumer et commenter chaque chapitre! Les suivants abordent pourtant d’autres questions intéressantes :

  • l’évolution du droit de propriété;
  • l’effet de la rémunération et des impôts élevés sur la motivation à travailler (au mieux, nulle!);
  • les paradis fiscaux;
  • l’impact des riches et des inégalités sur la santé, tant physique que mentale (j’ai particulièrement aimé la partie qui parle du stress, intimement lié à l’estime de soi et au statut social);
  • le détournement de la démocratie par les riches;
  • l’inégalité des chances à la naissance et la mobilité sociale.

Dans ce dernier chapitre, j’ai retenu une réplique brillante aux droitistes qui comparent la progressivité du système fiscal des pays scandinaves et de l’Europe du Nord avec celle observée au Canada (ou au Québec). Il est en effet vrai que le système fiscal scandinave est moins progressif que le nôtre, notamment en raison de la plus grande importance des taxes à la consommation et des cotisations sociales (taxes sur les salaires). Par contre, les inégalités du revenu marchand y sont moindres et les services publics qu’on y trouve sont beaucoup plus étendus. Or ces services permettent par leur existence même une baisse des inégalités, comme je l’avais expliqué dans ce billet, en démontrant entres autres que «l’effet redistributeur des services publics sur les inégalités et la pauvreté est plus grand que celui des transferts aux particuliers». Les auteurs concluent donc à cet effet :

«Précisons cependant que ces pays [pays scandinaves et de l’Europe du Nord] sont beaucoup plus égalitaires que le monde anglo-saxon, car le revenu y est nettement mieux réparti dans l’ensemble de la population. Si les pays anglo-saxons ont besoin d’une fiscalité plus progressive, c’est entres autres parce que le revenu y est très concentré au sommet, faisant des riches une source de financement plus importante pour l’État.»

Ils ajoutent qu’une plus grande progressivité du système fiscal est aussi nécessaire dans les pays anglo-saxons pour réduire davantage les inégalités plus grandes de la répartition des revenus avant impôt.

Et alors…

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que tout était nouveau pour moi dans ce livre. J’ai en effet beaucoup lu sur la question et analysé de nombreuses données s’y rapportant. Cela dit, j’ai une connaissance plus globale (ou macro) de la question, tandis que ce livre fourmille d’exemples qui illustrent de façon concrète les données ou observations plus globales. De ce côté, ce livre m’a permis, tout comme le livre de Ziegler l’avait fait sur la question de l’alimentation, d’avoir une vision encore plus concrète du rôle des milliardaires dans l’accroissement des inégalités et dans l’adoption de politiques qui vont à l’encontre des intérêts et des besoins de la majorité.

Pour terminer, je m’en voudrais de passer sous silence l’excellente préface d’Alain Deneault, qui résume d’ailleurs en peu de mots l’imposture du sophisme le plus en vogue sur la contribution des riches à la société : «les riches et ultras-riches ne génèrent pas de richesse, mais l’accaparent».

14 commentaires leave one →
  1. 1 juin 2013 7 h 55 min

    J’invite les personnes qui penseraient que l’influence des ultra-riches (surtout celle des milieux financiers) a diminué en raison de la crise, à lire ça

    «Selon des informations dévoilées jeudi par le New York Times, des recommandations émanant de Citigroup figurent, mot pour mot, dans un projet de loi visant à modérer certaines dispositions de la loi sur la régulation bancaire. Sur 85 lignes de texte, plus de 70 sont directement inspirées des recommandations de Citigroup, dénonce le quotidien américain, « deux paragraphes ont même été copiés mot pour mot ».»

    (…)

    «Si un parlementaire appuie un texte pro-banques, il pourra compter sur un soutien financier généreux lors des prochaines élections, ou sur de larges contributions lors de ses opérations habituelles de fund raising.»

    Le reste de l’article est tout aussi édifiant…

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  2. 3 juin 2013 9 h 00 min

    J’avais écrit sur le sujet des milliardaires en 2011.
    Il est difficile de trouver des « super-riches » qui ne le sont pas devenus sans l’interventionnisme de l’État dans l’économie.

    Bill Gates est le numéro 2 dans mon palmarès…

    Les milliardaires et leur ami l’État!

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  3. 3 juin 2013 9 h 39 min

    «Il est difficile de trouver des « super-riches » qui ne le sont pas devenus sans l’interventionnisme de l’État dans l’économie.»

    Bien d’accord sur le constat, moins sur l’analyse! Ce n’est pas, selon moi, parce que l’État est l’État que cela est arrivé, mais bien plus en raison du pouvoir politique des riches et du détournement des fonctions de l’État qui a notamment renoncé à prendre sa part dans ces entreprises..

    Cela aurait été intéressant que vousi donniez une place dans votre billet à des exemples québécois, comme celui des Chagnon… ou bien d’autres!

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  4. 3 juin 2013 10 h 39 min

    @Darwin

    « Cela aurait été intéressant que vousi donniez une place dans votre billet à des exemples québécois »

    Ils ne sont pas sur la liste de Forbes, mais j’avais tout de même publié un billet détaillé sur un certain PKP (qui entre très bien dans cette catégorie):

    Québécor et l’ABC du capitalisme de connivence.

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  5. 3 juin 2013 11 h 02 min

    Bien fait!

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  6. 10 juin 2013 19 h 41 min

    Une vidéo qui va dans le même sens que ce livre…

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  7. 19 juin 2013 7 h 20 min

    Et ça continue!

    «Les riches n’ont jamais été aussi riches, et aussi nombreux. Selon les données publiées par Capgemini et RBC Gestion de patrimoine, leur fortune cumulée a bondi de 10 % en 2012 pour atteindre un record de 46 200 milliards de dollars. (…). Entrent dans la définition de fortuné les personnes ayant un million de dollars ou plus à investir.

    (…)

    Au Canada, on dénombrait 298 000 de ces personnes fortunées, en hausse de 6,5 % par rapport à 2011. Leur richesse combinée a progressé à 897 milliards $US, soit une augmentation de 6,8 % sur un an. Le Canada arrive au septième rang mondial en matière de population de gens fortunés.»

    Les riches battent leur propre record

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  8. 6 novembre 2013 18 h 38 min

    Un excellent texte sur les riches…

    Monique Pinçon-Charlot : « La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps »
    http://www.bastamag.net/article3432.html

    Extrait :

    «Dans la guerre des classes, il y a une guerre psychologique, dont fait partie ce chantage. Mais que les riches s’en aillent ! Ils ne partiront pas avec les bâtiments, les entreprises, les autoroutes, les aéroports… Quand ils disent que l’argent partira avec eux, c’est pareil. L’argent est déjà parti : il est dans les paradis fiscaux !»

    Si le livre dont parle cet article était disponible, je le lirais bien…

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  9. youlle permalink
    7 novembre 2013 18 h 14 min

    « Un excellent texte sur les riches… »

    http://www.air-journal.fr/2013-02-19-pas-dairbus-a380-pour-le-prince-saoudien-567349.html

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  10. 7 novembre 2013 18 h 20 min

    Un excellent texte sur UN riche! 😉

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  11. youlle permalink
    7 novembre 2013 22 h 46 min

    Ben! Il en vaut plusieurs.

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  12. 7 novembre 2013 22 h 53 min

    C’est peut-être ce qu’il pense, mais pas moi! 😉

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