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Le modèle allemand (3)

2 septembre 2013

allemagne3Je poursuis avec ce billet ma série portant sur le livre Made in Germany, Le modèle allemand au-delà des mythes de Guillaume Duval.

L’ordolibéralisme

– les origines

«L’Allemagne est généralement considérée comme un pays de tradition social-démocrate», mais c’est une erreur. Il est vrai que l’Allemagne est venue plus tard au libéralisme (dans son sens européen, donc de droite) que des pays comme l’Angleterre ou même la France (quoique avec une forte tendance à l’interventionnisme étatique), surtout en raison de l’influence de penseurs critiques du libéralisme (Marx, List, Weber et autres). Mais, à partir des années 1920, les conséquences de la Première Guerre mondiale et surtout de l’hyperinflation de 1923 (voir le précédent billet) et de la crise de 1929 ont amené des économistes allemands à vouloir remettre de l’ordre dans l’économie, notion à la base de leur théorie économique, l’ordolibéralisme.

Selon Duval, la plus grande différence entre l’ordolibéralisme et le libéralisme anglo-saxon est qu’il n’est pas basé sur l’intérêt individuel et l’utilitarisme, mais plutôt sur la «primauté des valeurs sur la sphère de l’économie», cette dernière étant «destinée à servir des fins supérieures de nature morale».

Dans l’ordolibéralisme, le rôle de l’État n’est pas d’intervenir dans la production de biens et de services, mais de se contenter d’établir des règles et à les faire respecter, notamment pour s’assurer que les marchés demeurent concurrentiels et que les prix demeurent stables (ce qui s’explique encore une fois pas la peur phobique de l’inflation chez les Allemands).

– son implantation

Comme mentionné plus tôt, les idées à la base de l’ordolibéralisme datent de l’entre-deux-guerres, mais n’ont pas pu être mises en application en raison de la prise du pouvoir par Hitler (1933) qui eut recours à un interventionnisme étatique massif, entre autres pour bâtir sa machine de guerre. Ces événements, ainsi que la répression soviétique en Allemagne de l’Est (l’auteur mentionne surtout l’Insurrection de juin 1953 qui s’est soldée par la mort d’une cinquantaine de manifestants tués par les tirs des soldats soviétiques et par 16 000 arrestations), sont à l’origine de la répulsion profonde des Allemands pour l’interventionnisme étatique, répulsion partagée aussi bien par les patrons que par les syndicats et le parti social-démocrate (SPD). Il faut dire que la position des syndicats, qui surprend dans le contexte nord-américain et même européen, découle des grands pouvoirs qu’ils détiennent dans leurs entreprises (voir le premier billet). En conformité avec l’ordolibéralisme, l’État a établi des règles qui les avantagent par rapport aux syndicats des autres pays, mais ne se mêle pas des affaires des entreprises. Et cela convient tout à fait aux syndicats!

– l’ordolibéralisme s’étend…

L’absence d’un État fort en Allemagne plaisait aussi aux pays qui l’avait affrontée au cours des deux guerres mondiales. Après deux expériences du genre, ils craignaient plus que tout qu’elle se rebâtisse un État fort et centralisateur. Il n’est donc pas si étonnant que les autres pays européens aient accepté d’appliquer les principes de l’ordolibéralisme dans la construction des institutions européennes : l’État européen établit des règles, mais n’intervient pas comme tel dans l’économie. De toute façon, on ne lui en a pas donné les moyens : «le budget européen ne représente toujours que 1 % du PIB européen et on discute surtout aujourd’hui des moyens de le réduire encore». Par contre, les règles européennes sont très strictes (pensons par exemple au traité de Lisbonne qui a encore rigidifié les traités précédents, déjà très contraignants), notamment en matière de concurrence.

Ce qui peut être une force en temps calme (encore là, c’est à tout le moins discutable) devient un carcan en période de crise. On le voit avec le désastre actuel dans la zone euro où le manque de souplesse des règles imposées empêche un plan de relance solide pour sortir de la crise. Mais, forte de ses convictions, l’Allemagne s’accroche toujours à ses règles et refuse d’en déroger.

– un pays conservateur

Avec 117 ans sur 140 de gouvernements conservateurs (et un parti de gauche pas très progressiste au pouvoir les 23 autres années) depuis sa création en 1871, il peut être étonnant de constater que ce pays fut un des premiers à offrir des programmes sociaux à sa population et ait adopté des règles si avantageuses pour les salariés. L’auteur explique cela par l’influence du christianisme social, qui fut aussi bien à la base des programmes sociaux conçus par le conservateur Bismark que de la sensibilité sociale de la tout autant conservatrice Merkell. Au bout du compte, l’Allemagne est un des pays européens où les dépenses publiques sont proportionnellement les moins élevées.

Si la faible présence de l’État peut être sur certains plans positive, se traduisant par exemple par de plus faibles dépenses pour sa défense, elle comporte aussi son lot d’effets négatifs, comme le manque d’investissements dans les infrastructures et l’insuffisance des structures d’encadrement des jeunes enfants, qui lui-même explique en partie la faible croissance démographique (environ 1,4 enfant par femme, par rapport à 2,0 en France), le vieillissement important de l’Allemagne (qui sera analysé dans le prochain billet) et les inégalités plus fortes entre les hommes et les femmes (voir le précédent billet).

La réunification

Les deux Allemagnes ont été séparées pendant 45 ans avant d’être réunies en 1990. Les Allemands de l’Ouest ont le sentiment d’avoir payé très cher cette réunification. Duval consacre un chapitre à nuancer et à contredire en grande parie cette impression, sujet d’autant plus important que les Allemands s’en servent pour prétendre qu’ils ont déjà fait leur part pour l’Europe. En fait, selon Duval, tous les Européens ont contribué au coût de la réunification, entre autres en raison de la politique monétaire de la Banque centrale de l’Allemagne.

– un événement soudain

Alors que le leader de l’Allemagne de l’Est, Erich Honecker, déclarait en juin 1989 que le mur serait toujours en place 100 ans plus tard et alors que les Allemands de l’Ouest jugeait inenvisageable la réunification, tout bascula le 9 novembre de la même année avec la chute du Mur de Berlin, elle aussi survenue sans véritable signe annonciateur, à la suite d’une déclaration ambiguë de Günter Schabowski, alors porte-parole du gouvernement de l’Allemagne de l’Est, sur la possibilité que les Allemands de l’Est puissent se rendre à l’Ouest.

Les négociations pourtant complexes (établissement de la frontière avec la Pologne, permission de l’occupant – États-Unis, Royaume-Uni, Russie et France – déplacement de la capitale de Bonn à Berlin, etc.) prirent moins d’un an. François Mitterand, alors président de la France, était un des plus réticent. Paraphrasant François Mauriac, il illustrait cette défiance en déclarant «J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux». C’est en fait au cours de ces négociations que la France imposa à l’Allemagne la création d’une monnaie commune, l’euro, à la fois pour bénéficier d’une monnaie forte et pour ancrer l’Allemagne à l’Europe. Cette obligation d’abandonner leur monnaie, le Deutsche Mark, contribuerait selon l’auteur à expliquer «l’intransigeance et le dogmatisme des dirigeants et de l’opinion publique allemande dans la crise actuelle de l’euro».

– la prise de contrôle de l’Allemagne de l’Est

On parle de réunification des deux Allemagnes, mais ce fut en fait une prise de contrôle à la fois politique et économique de l’Allemagne de l’Est par celle de l’Ouest. En accordant la parité à la valeur de la monnaie de l’Est avec celle de l’Ouest, le Deutsche Mark, (sauf pour le patrimoine financier et les dettes, comptabilisés à environ 2 pour 1), les Allemands de l’Ouest ont accordé un cadeau empoisonné à ceux de l’Est : la productivité moyenne était à l’Est en moyenne quatre fois moins élevée qu’à l’Ouest, mais les salaires équivalents. Le nombre de chômeurs n’a pas tardé à augmenter rapidement à l’Est, passant de 800 000 en 1991 à 1,4 million en 1997.

En fait, les équipements et infrastructures de l’Est étaient tellement délabrés et obsolètes, sans parler de l’organisation du travail déficiente et de la corruption généralisée, qu’il «n’y avait quasiment rien à récupérer de l’appareil industriel». Pour faire une histoire courte, la mise à niveau de l’industrie est-allemande a coûté près de 200 milliards d’euros, investissement qui n’a pu être totalement remboursé qu’en 2009. Ce fut peut-être un succès pour l’Ouest, mais pas pour les Allemands de l’Est qui ont été en grand nombre évincés des postes de décision, tant dans l’appareil étatique que dans l’entreprise privée. Cela a créé un fort sentiment de frustration face au mépris et à l’arrogance des nouveaux venus de l’Ouest qui, eux, ont pu bénéficier de l’ouverture d’un grands nombres de postes bien rémunérés.

La réunification a aussi constitué un fort recul pour les Allemandes de l’Est. Malgré tous ses défauts, ce pays offrait aux femmes des emplois plus égalitaires qu’à l’Ouest, des congés maternité d’un an et des crèches publiques qui accueillaient 80 % des jeunes enfants. L’application du système patriarcal de l’Ouest (voir encore le précédent billet) «a représenté un formidable retour en arrière pour les femmes de l’Allemagne de l’Est».

– une réunification coûteuse, mais profitable pour l’Ouest…

Si on considère tous les coûts, la facture de la réunification s’est élevée à 1 500 milliards d’euros en 20 ans, soit en moyenne 3 % du PIB allemand, facture épongée à l’aide d’un impôt spécial. Si ce coût fut élevé, il est en général surestimé en Allemagne. Une hausse des dépenses pour les uns étant une hausse des revenus pour d’autres, la croissance du PIB allemand fut seulement un peu moins élevée qu’en France entre 1991 et 2000 (12 % par rapport à 16 %). Si le déficit commercial a inquiété les Allemands habitués à avoir des surplus (déficit maximal de 1,4 % du PIB en 1994), il demeurait loin d’être aussi inquiétant qu’aux États-Unis (déficit moyen de 5 % du PIB au cours des dix dernières années).

Compte tenu de la transformation de l’industrie de l’Est, il est même étonnant que le déficit commercial n’ait pas été plus élevé. Au contraire, les investissements élevés de cette époque pour rééquiper l’Est ont consolidé l’industrie de l’Ouest qui a ainsi trouvé de nouveaux débouchés entre autres pour sa production de machinerie, tout en dotant l’Est d’équipements à la fine pointe, entre autres dans la fabrication d’automobiles et en micro-électronique. En plus, les contacts établis par l’Est ont aussi permis à l’industrie de l’Ouest de trouver de nouveaux débouchés dans l’ex-monde communiste. Bref, il n’est pas si évident que l’Ouest ait perdu tant qu’on le dit dans cet exercice. Les années 2000 allaient le démontrer.

– une réunification coûteuse, mais pour le reste de l’Europe!

À son habitude, la Banque centrale d’Allemagne a voulu tuer dans l’œuf le petit regain d’inflation causé par l’exercice de réunification en augmentant ses taux d’intérêt à des niveaux étonnants (près de 10 % pour combattre une inflation de 5 %…). Cette réaction excessive a eu des répercussions dans toute l’Europe, car les autres pays ont décidé d’augmenter aussi leurs taux d’intérêt pour éviter des fuites de capitaux, même si leur inflation était encore plus basse. À cela s’est ajouté l’«obligation» de respecter les règles imposées en vue de la création de l’euro (selon le traité de Maastricht), ce qui n’a rien aidé (en fait, ce n’était pas obligé encore, mais le non-respect aurait pu remettre en question l’accord de l’Allemagne). Résultat: toute l’Europe a connu une récession en 1993 et une croissance poussive tout le long de cette décennie, faisant augmenter leur chômage, leurs déficits et leur ratio de la dette sur le PIB. Disons que la petite poussée d’inflation due à la réunification de l’Allemagne (et, quant à moi, l’adhésion des pays européens à l’ordolibéralisme et leur trop grand désir de créer l’euro, création qui s’est révélée désastreuse, on le sait maintenant) a coûté cher à toute l’Europe. Au total, il n’est finalement pas évident que la réunification de l’Allemagne a coûté plus cher à l’Allemagne de l’Ouest qu’au reste de l’Europe. Mais, disons que la création de l’euro et ses conséquences rendent le bilan des deux dernières décennies nettement plus avantageux pour l’Allemagne. Il est donc particulièrement odieux de se servir des coûts de la réunification pour repousser toute solidarité avec les autres pays européens en cette période de crise.

Et alors…

Après avoir vu les aspects contradictoires du modèle allemand dans les deux premiers billets de cette série, ce billet permet de mieux comprendre le modèle allemand fortement basé sur l’ordolibéralisme, adouci par le christianisme social. Les effets de l’histoire sur ce modèle ont commencé à se stabiliser dans les années 1990, débouchant sur l’intransigeance que nous observons de nos jours. Mais, ça, on le verra plus en détail dans le prochain et dernier billet de cette série.

5 commentaires leave one →
  1. THE LIBERTARIAN BADASS permalink
    2 septembre 2013 21 h 44 min

    Vraiment formidable cette série de billets Darwin! 🙂

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  2. 2 septembre 2013 21 h 46 min

    Merci!

    Je suis en train de terminer la finale… Lundi prochain!

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