Aller au contenu principal

Science, on coupe !

8 septembre 2014

science_harperLe livre Science, on coupe ! – Chercheurs muselés et aveuglement volontaire : bienvenue au Canada de Steven Harper de Chris Turner avait tout pour que je l’apprécie : un thème essentiel, soit la négation de l’importance de la science par le gouvernement fédéral actuel, la promesse d’une présentation complète du phénomène et une critique assassine de ce comportement. A-t-il répondu à mes attentes?

La marche des blouses blanches

Après une préface de bonne tenue de Yves Gingras, historien et sociologue des sciences à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’auteur entre directement dans le sujet en racontant «La marche des blouses blanches», une manifestation unique en son genre qui s’est tenue à Ottawa le 10 juillet 2012 pour protester contre les compressions aux programmes scientifiques et environnementaux annoncées par le gouvernement Harper dans un projet de loi «mammouth», et pour dénoncer le silence imposé aux scientifiques, surtout depuis que ce gouvernement est majoritaire (en mai 2011, de triste mémoire…). Sous le thème des «Funérailles de la preuve scientifique» (The Death of Evidence), quelques milliers de scientifiques, beaucoup plus qu’attendus, ont défilé dans les rues d’Ottawa jusqu’à la Colline du Parlement.

Ce chapitre, que j’ai bien apprécié, raconte toutes les étapes qui ont mené des gens qu’on n’a pas l’habitude de voir manifester à organiser cet événement et à être si nombreux à y participer. L’auteur résume ainsi cet événement :

«Si les blouses blanches ont manifesté sur la Colline du Parlement, ce n’est pas simplement que le gouvernement se trompait [en s’attaquant avec férocité aux laboratoires et aux stations de recherche du pays]; c’est parce qu’il se trompait si lourdement sur la raison d’être du gouvernement. Le désaccord ne portait pas sur une politique en particulier, mais sur la façon d’élaborer une politique. Car, depuis que le Canada est une nation, la science s’était tenue au-dessus de la mêlée, trop souvent négligée ou sous-estimée, mais jamais, jusque-là, attaquée de front à des fins partisanes. Voilà ce qui a motivé les blouses blanches : on remettait en question les fondements de l’investigation scientifique elle-même.»

Les compressions et leurs objectifs

Le deuxième chapitre débute en donnant de nombreux exemples des conséquences du réchauffement climatique, tous arrivés en 2012 : sécheresse aux États-Unis, en Russie, en Chine et en Australie, tempête d’une rare violence dans l’est des États-Unis, perte de récoltes au Canada en raison d’une chaleur anormale en mars (on l’avait aimée, cette journée du 22 mars pour la grosse manif d’appui au mouvement étudiant, mais d’autres en ont pâti…), inondations et invasions d’insectes en Colombie-Britannique, fonte extrême dans l’Arctique canadien, etc. Mais rien de tout cela n’a influencé le gouvernement canadien qui a plutôt continué d’accumuler des prix Fossile lors des négociations internationale sur le climat.

Le chapitre se poursuit par une analyse des décisions anti-science de ce gouvernement, abordant et documentant avec beaucoup d’exemples, notamment :

  • l’abandon du formulaire long du recensement;
  • la centralisation au Cabinet du premier ministre des communications des scientifiques avec le public et les journalistes;
  • l’interdiction aux scientifiques de parler au public, de participer à des colloques (même au Canada!) ou de rédiger des textes scientifiques dans des revues spécialisées;
  • les compressions de dépenses dans plein de domaines scientifiques et les fermetures de laboratoires et autres instituts de recherche;
  • la diminution du budget et la réorientation de l’objet des recherches financées par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) vers des projets visant à satisfaire aux besoins des entreprises;
  • la protection des habitats des poissons uniquement en fonction de «la productivité des pêches récréatives, commerciales et autochtones»;
  • la diminution du nombre de plans d’eau protégés par la loi de près de trois millions à 162, dont seulement 13 au Québec;
  • l’abandon du programme de la Région des lacs expérimentaux, mis sur pied en 1965 et reconnu internationalement (ce programme est entre autres à la base des ententes avec les États-Unis sur la lutte aux pluies acides et des connaissances sur l’effet du phosphore, souvent issu des phosphates utilisés dans les détergents et dans les fertilisants agricoles, sur l’eutrophisation des plans d’eau, qui se manifeste entre autres par l’invasion d’algues et par la mort de bien des espèces aquatiques, et qui rend les eaux non potables); notons que ce programme a été rétabli l’année suivante, au début financé uniquement par les gouvernements de l’Ontario et du Manitoba, puis avec la contribution du gouvernement fédéral à la suite de pressions internationales;
  • la fermeture du Laboratoire de recherche atmosphérique en environnement polaire ou Polar Environment Atmospheric Research Laboratory, (PEARL); doté d’un budget de seulement 1,5 millions $, il collectait des données depuis 2005 «dans le cadre de programmes et réseaux nationaux et internationaux sur la qualité de l’air, sur la migration des contaminants atmosphériques vers les régions polaires, sur l’étude sur l’ozone dans la stratosphère et… les changements climatiques»; ce laboratoire a pu fonctionner à temps partiel par la suite à l’aide de la contribution d’autres sources, avant que le gouvernement ne rétablisse son budget, encore une fois à la suite de pressions internationales;
  • l’annulation d’environ 500 analyses d’impact en environnement;
  • l’octroi d’un budget de 8 millions $ à l’Agence du revenu du Canada pour enquêter sur les activités «politiques» d’organismes de bienfaisance (qui peuvent donc émettre des reçus pour déduction d’impôt) dans le secteur de l’environnement, enquêtes qui suscitent (avec raison!) beaucoup de critiques actuellement;
  • la fermeture de nombreuses bibliothèques scientifiques, dont celle de l’Institut Maurice-Lamontagne à Mont-Joli;
  • la modification des lois sur la criminalité niant les faits, dont la baisse de la criminalité;
  • l’appui à la poursuite de l’exploitation de l’amiante et de son exportation vers des pays pauvres;
  • la présentation du pétrole issu des sables bitumineux comme un produit «éthique», voire un symbole du développement durable.

Il est difficile de voir toutes ces compressions, fermetures, réorientations et injonctions au silence des scientifiques comme des événements isolés. Il est manifeste qu’elles ont un objectif commun. L’auteur avance donc que «L’objectif ultime est tout aussi clair : réduire la capacité du gouvernement à percevoir les conséquences de ses politiques, surtout celles qui ont trait à l’extraction des ressources, et à réagir en conséquence». L’auteur cite aussi un spécialiste des sondages (ayant déjà collaboré avec le parti conservateur) qui résume, selon moi, encore mieux l’objectif de ces actions.

«Il ne s’agit pas ici d’une rationalisation des effectifs pratiquée au hasard, mais d’une tentative délibérée d’éliminer certaines activités que l’on considérait auparavant comme un élément légitime du processus de décision gouvernemental; autrement dit, de cesser de recourir à la recherche, à la science et aux données probantes comme fondements des choix politiques. Cela revient aussi à une tentative d’élimination de toute personne susceptible de se servir de la science, des faits et des preuves pour contester des politiques gouvernementales. (…) Il semble que nous assistions, au sein de notre gouvernement, à un déclin de l’utilisation des preuves et des faits comme fondement de sa politique, et à une montée concomitante du dogmatisme, de la lubie et e l’opportunisme politique»

Je ne suis pas un fervent des hypothèses conspirationnistes, mais il faut bien voir que cette analyse correspond trop bien avec les faits et les preuves pour être écartée…

La suite

Il serait un peu long de résumer chacun des chapitres suivants, d’autant plus qu’on n’y mentionne guère plus d’exemples, utilisant les mêmes dans une optique un peu différente, mais tout de même répétitive (même certaines citations sont répétées…). L’auteur y mentionne tout de même que ce gouvernement n’est pas le seul à avoir ignoré la science (il élabore notamment sur les nombreux ministres des Pêches qui ont rejeté les rapports des scientifiques sur la baisse dramatique de la taille des bancs de morues et sur la nécessité de diminuer les quotas de pêche), mais précise aussitôt qu’il est le premier à le faire pour autant de politiques et de façon aussi systématique.

Ces chapitres parlent aussi de l’historique de la vision de la science en politique (d’où la mention sur l’attitude des ministres des Pêches), des caractéristiques des ministres de l’Environnement sous Harper, de la transformation de musées en organes de propagande et de bien d’autres sujets. Même si ces sujets ne sont pas sans intérêt, ils ne correspondent pas du tout à ce que je cherchais dans ce livre. Et l’auteur se répète, l’ai-je dit?

Et alors…

Alors, lire ou ne pas lire? Lire! Malgré ses défauts, ce livre analyse à fond les initiatives de ce gouvernement pour discréditer la science et ses objectifs derrière des initiatives éparpillées qui, mises ensemble, montrent une orientation qui ne laisse aucun doute. Quels sont les défauts dont je parle?

Tout d’abord, il se répète, se répète et se répète encore! Par exemple, il dit à au moins quatre reprises que le gouvernement a accordé 8 millions $ à l’Agence du revenu du Canada pour enquêter sur les organismes qui le contredisent en matière environnementale (en plus, ces enquêtes touchent des organismes qui l’affrontent dans d’autres domaines, ce que l’auteur ne mentionne pas). C’est important, mais on avait compris. Ensuite, sa présentation est incomplète. J’aurais par exemple aimé qu’il mentionne les études et analyses de Statistique Canada qui ont été éliminées en raison des compressions à cette agence. Mais non, il ne parle que de l’abandon du formulaire long du recensement et son remplacement inadéquat par l’Enquête nationale auprès des ménages. J’en ai en fait nommé davantage que l’auteur dans mes billets (dont dans celui-ci)… En fait, il se concentre sur les initiatives de ce gouvernement dans le secteur de l’environnement (et de la pêche, mais ces secteurs sont intimement liés), effleurant à peine les autres domaines. Par exemple, en santé, en agriculture, en inspection des aliments, et dans tous les autres ministères et autres agences, il ne s’est rien passé et cela n’a eu aucune conséquence? Je ne le sais pas, mais aimerais le savoir… Finalement, non seulement les notes sont à la fin, mais on apprend leur existence qu’après avoir terminé le livre (et lu les remerciements…) et elles sont associées à des chapitres et des citations ou faits sans préciser à quelle page on les trouve. Disons que je les ai sautées… Il y en a vingt pages!

Bref, oui, le livre est intéressant, il complète (mais, pas suffisamment) le billet que j’ai écrit sur les compressions des dépenses scientifiques et technologiques de l’administration fédérale, mais «LE» livre sur le sujet reste à être écrit… Je terminerai ce billet en citant David Schindler, entre autres ex-directeur du programme de la Région des lacs expérimentaux.

«Ce que je puis dire de plus aimable, c’est que ces gens n’en savent pas assez sur la science pour mesurer la valeur de ce qu’ils coupent.»

9 commentaires leave one →
  1. 8 septembre 2014 6 h 17 min

    La scientophobie est-elle une maladie contagieuse?

    «Selon des informations obtenues par Le Devoir, plusieurs projets de recherche souffriront ainsi de la disparition de l’expertise des scientifiques qui cesseront de travailler d’ici deux semaines. C’est le cas de projets liés à l’étude du caribou des bois, une espèce menacée de disparition et dont la protection peut entrer en compétition avec les intérêts des entreprises forestières. D’ailleurs, au cours de la campagne électorale, Philippe Couillard a dit qu’il ne sacrifierait « jamais » les emplois de l’industrie « pour un caribou »

    http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/417275/compressions-a-la-faune-plus-de-50-personnes-perdront-leur-poste

    J’aime

  2. 8 septembre 2014 7 h 29 min

    Ça ne s’améliore pas!

    Une simple demande d’entrevue à un chercheur fédéral s’est engluée dans un labyrinthe bureaucratique digne de la «Maison qui rend fou» des 12 Travaux d’Astérix.

    http://www.lapresse.ca/actualites/national/201409/07/01-4797946-les-relationnistes-medias-agites-apres-un-reportage-sur-les-algues.php

    J’aime

  3. Robert Lachance permalink
    9 septembre 2014 12 h 53 min

    J’ai senti monté en moi le désir d’aller relire du Décroissance versus développement durable : Débats pour la suite du monde d’Abraham, Marion et Philippe; en particulier le chapitre 11, Une décroissance de la recherche scientifique pour rendre la science durable de Philippe.

    Si les élus de la majorité ont toujours tord, pourquoi la démocratie telle que nous la pratiquons au Canada, il y a pas longtemps le plus meilleur pays du monde ?

    http://www.lapresse.ca/le-nouvelliste/actualites/201303/15/01-4631341-fini-le-plus-meilleur-pays-du-monde.php

    J’aime

  4. 9 septembre 2014 13 h 30 min

    «Si les élus de la majorité ont toujours tort»

    C’est dans le livre dont vous parlez?

    « la démocratie telle que nous la pratiquons au Canada, il y a pas longtemps le plus meilleur pays du monde ?»

    En fait, les dix premiers pays étaient et sont toujours dans un mouchoir de poche dans ce classement. Amartya Sen, le principal concepteur de l’IDH, avait d’ailleurs de très fortes réticences à utiliser cet indicateur ainsi.

    Amartya Sen et l’indice de développement humain

    J’aime

  5. Robert Lachance permalink
    10 septembre 2014 13 h 08 min

    Plus l’on tombe de haut, plus la chute est profonde.

    J’ai retenu cette phrase plutôt que beaucoup d’autres de mes études littéraires classiques. C’est finement observé, profond et mathématique. C’est pas du Victor-Lévy Beaulieu, affectif et émotif, mais du Victor Hugo. Ceci écrit sans vouloir m’écarter, pour ne pas écrire Descarter, mon correcteur ne le prend pas.

    « Même les pays qui figurent au bas de la liste, comme le Niger ou la République démocratique du Congo, font partie de ceux qui montrent la plus forte amélioration. Votre référence. »

    Comme la vie a des hauts et des bas, ici, il faut inverser la règle de Victor Hugo : plus l’on part de bas, plus la montée est prévisible à échéance. Désolé pour le Québec.

    L’affirmer, c’est poser la question et la poser à Fernand interprété par Paul Houde dans Les Boys, lui qui connaît tout sur les statistiques de la LNH.

    La formule est utilisé à l’occasion en Formule 1 pour augmenter l’agrément du spectacle. C’est comme ça que je comprends ça.

    P.S. En psychophysiologie, mon professeur que je salue, appelait ça la loi de la valeur initiale.

    Je reviens après la pause pour répondre à votre question.

    J’aime

  6. Robert Lachance permalink
    11 septembre 2014 9 h 22 min

    Chercheur sans papier au fond, Il m’arrive encore d’essayer de voler plus haut que ce que l’air ambiant et la force de mes moteurs permettent. Vous avez relevé une phrase vite écrite qui l’expose. Votre question m’offre une deuxième chance.

    «Si les élus de la majorité ont toujours tort»

    C’est dans le livre dont vous parlez?

    Non, ce n’est pas de son chapitre 11 que vous présentez là :

    La décroissance et la recherche scientifique

    Si c’était ailleurs dans le livre, il y aurait à 95 chance sur 100 un d au lieu d’un t à la quatrième lettre du mot tort. C’est de moi, il y a un d à tort dans l’original.

    En reprise, j’enlèverais tout. J’écrirais ceci : Le gouvernement Harper a été élu majoritaire démocratiquement, bien que par moins de 50 % des électeurs, soit 39,6%. Le peuple plurinational canadien a-t-il la constitution qui me convient ? Mode de gouvernement, en particulier. La démocratie est-elle ce qu’il me faut pour passer de deux siècles de liberté en Amérique, de liberté, égalité, fraternité en France, à combien de décennies ou de siècles de survie en ce monde en fusion pour reprendre des mots de Johnny Halliday.

    Le 41e Parlement du Canada a gagné ses épaulettes; s’il juge à propos de remettre « en question les fondements de l’investigation scientifique elle-même », d’attaquer « de front à des fins partisanes ». il a le droit de son bord. Le tort serait du côté de notre mode de gouvernement, scrutin pour un, qui permet l’élection de tel Parlement. La dernière campagne électorale à ma connaissance n’a pas principalement porté sur la recherche scientifique, croissance ou décroissance. De mémoire, sur l’élection d’un gouvernement majoritaire au Canada sans le Québec (CsQ) et là, d’un mélange d’une bonne main d’applaudissement à Jack Layton d’une part et d’un ça fera au Bloc québécois d’autre part.

    Dans une prochaine constitution canadienne ou québécoise, il faudra envisager consacrer une charge, un pouvoir si vous préférez, aux chercheurs et aux médias en plus des actuelles au législatif, à l’exécutif et au juridique.

    J’aime

Trackbacks

  1. Les muselés |
  2. La liberté de presse |
  3. L’effet science et Histoire des sciences |

Laisser un commentaire