La démocratie et les humanités
Martha Nussbaum est une des rares (bon, pas si rares) philosophes que je n’ai pas de difficulté à lire et à comprendre. J’ai d’ailleurs déjà louangé ici son livre Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, et pas seulement sur la qualité de son écriture. Alors, lorsque j’ai entendu parler dans un article récent du Devoir qu’elle avait auparavant (en 2010, traduit en 2011) écrit un livre portant sur l’importance de l’enseignement des humanités et des arts, sujet qui ne transpirait pas vraiment du titre français, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle, choix étrange pour un livre qui s’intitulait en anglais Not for profit: why democracy needs the humanities (Même si cela n’apporte pas de profit, les humanités sont essentielles à la démocratie), je me suis précipité à la bibliothèque pour me procurer la seule copie disponible avant que quelqu’un ne me la subtilise!
Le contenu
Ce livre est trop bon (il n’y aura pas de suspens à la fin de ce billet…) pour le résumer simplement. Je vais donc, comme je le fais parfois, surtout citer les passages que j’ai trouvés les plus lumineux.
L’auteure explique dès le début de son livre ce qui l’a amenée à l’écrire. Elle souligne que, en plus de la crise économique mondiale, nous en vivons une autre «bien plus dévastatrice pour l’avenir d’un gouvernement démocratique : la crise mondiale de l’éducation. De profonds changements affectent ce que les sociétés démocratiques enseignent aux jeunes, et ces changements n’ont pas été suffisamment examinés. Avides de profit national, les États et leurs systèmes éducatifs bradent avec insouciance des atouts indispensables à la survie des démocraties. Si la tendance se prolonge, les États du monde entier produiront bientôt des générations de machines efficaces, mais non des citoyens complets capables de penser par eux-mêmes, de critiquer la tradition et de comprendre ce que signifient les souffrances et les succès d’autrui. L’avenir des démocraties mondiales est en jeu.»
Et les envolées de qualité se poursuivent…
«La recherche du profit incite de nombreux dirigeants [d’université] à penser que la science et la technologie sont d’une importance cruciale pour la santé future des pays. Il n’y a pas de raison de s’opposer à une bonne éducation scientifique et technique, et je ne veux pas suggérer que les États devraient cesser de vouloir progresser sur ce plan. Mais je redoute que d’autres capacités, tout aussi cruciales, des capacités essentielles pour la santé interne de toute démocratie et pour la création d’une culture mondiale décente, capable d’affronter de manière constructive les problèmes internationaux les plus pressant, ne se perdent dans le tourbillon de la compétition.
Ces capacités – la pensée critique ; la capacité à dépasser les intérêts locaux pour affronter les problèmes mondiaux en « citoyen du monde » ; enfin la capacité à imaginer avec empathie les difficultés d’autrui – dépendent de l’étude des humanités et des arts.»
…encore et encore! Là, je lui laisse encore plus de place :
«Je voudrais montrer que des capacités développées de pensée critique et de réflexion sont essentielles pour maintenir les démocraties vivantes et dynamiques. Dans un contexte aux prises avec une économie mondialisée et marqué par des interactions multipliées entre nations et entre groupes, la capacité de raisonner de manière juste sur un large ensemble de cultures, de groupes et de pays est essentielle. Elle seule permet aux démocraties d’affronter de manière responsable les problèmes que nous rencontrons actuellement en tant que membres d’un monde interdépendant. La capacité à imaginer l’expérience d’un autre, capacité que presque tous les êtres humains possèdent à quelque degré, doit être largement développée et affinée si nous voulons espérer maintenir des institutions décentes, malgré les nombreuses divisions qui marquent toute société moderne.
L’intérêt national de toute démocratie moderne exige une économie forte et une culture des affaires florissante. Mon argument principal consiste à montrer que cet intérêt économique a également besoin du soutien des arts et des humanités pour que soient promues une atmosphère de vigilance attentive et responsable et une culture d’innovation dynamique. Il n’y a donc pas à choisir entre une éducation tournée vers le profit et une éducation tournée vers une bonne citoyenneté. Une économie florissante exige ces talents mêmes qui soutiennent la citoyenneté : les défenseurs de ce que j’appelle l’« éducation tournée vers le profit » ou, pour le dire plus précisément, l’« éducation tournée vers la croissance économique » ont une conception appauvrie des moyens qui permettent d’atteindre leur but. Mais cet argument doit être subordonné à celui qui concerne la stabilité des institutions démocratiques : une économie forte est un moyen au service des fins humaines, non une fin en soi. La majorité d’entre nous ne choisirions pas de vivre dans une nation prospère qui ne serait plus démocratique. De plus, même s’il est évident qu’une culture des affaires solide exige que certains individus soient imaginatifs et critiques, elle n’exige pas nécessairement que tous les individus le soient. La participation démocratique formule des exigences plus larges, que mon argumentation vient appuyer.
Aucun système d’éducation n’est satisfaisant s’il ne profite qu’aux élites fortunées. Ouvrir l’accès à une éducation de qualité est une question urgente pour toute démocratie moderne. Un des grands mérites du rapport de la commission Spellings [sur la réforme de l’enseignement supérieur aux États-Unis] est d’avoir attiré l’attention sur cette question. C’est depuis longtemps une tare honteuse pour les États-Unis, pays riche, que l’accès à l’éducation primaire et secondaire de qualité et tout particulièrement au premier cycle universitaire soit si inégalement distribué entre leurs citoyens.»
Si je continue comme ça, je vais citer tout le livre : il le mériterait bien! Plus loin, elle aborde l’importance de développer l’empathie dès le plus jeune âge pour contrer les tendances narcissiques des bébés, tout en développant leur autonomie. Puis elle aborde une autre des raisons pour lesquelles l’enseignement des humanités est, selon elle, essentiel :
«L’une des raisons de donner à tous les étudiants de premier cycle un ensemble de cours de philosophie et de sciences humaines est la conviction que ces cours, tant par leur contenu que par leur pédagogie, conduiront les étudiants à penser et à argumenter par eux-mêmes, au lieu de s’en remettre à la tradition et à l’autorité.»
Après avoir présenté l’enseignement socratique et ses philosophes qui l’ont le plus marquée (Pestalozzi, Froebel, Mann, Dewey et Tagore), elle lance cet appel à la coopération…
«Plus que jamais, nous dépendons tous de personnes que nous n’avons jamais vues, lesquelles, en retour, dépendent de nous. Les problèmes que nous devons résoudre, qu’ils soient économiques, environnementaux, religieux ou politiques sont de dimension mondiale. On ne peut espérer les résoudre si les individus autrefois éloignés ne se rapprochent pas pour coopérer de façon nouvelle. Il suffit de penser à la question du réchauffement climatique, à l’établissement de règlements commerciaux décents, à la protection de l’environnement et des espèces animales, à l’avenir de l’énergie nucléaire et aux dangers des armes nucléaires, à la mobilité du travail et à l’établissement de critères de travail décents, à la protection des enfants contre trafic, sévices sexuels et travail forcé. (…) L’éducation devrait donc nous préparer à affronter avec efficacité de telles discussions, en nous concevant comme des «citoyens du monde», (…) plutôt que simplement comme des Américains, des Indiens ou des Européens.
Cependant, si les écoles et les universités de par le monde n’établissent pas de fondement solide pour la coopération internationale, les interactions humaines risquent d’être régies par les lois étroites de l’échange de marché, qui considère les vies humaines avant tout comme des instruments de profit. Les écoles et les universités ont donc une tâche urgente et importante : cultiver chez les élèves et les étudiants la capacité de se concevoir comme les membres d’une nation hétérogène (car toutes les nations modernes le sont) et d’un monde qui l’est plus encore, et promouvoir la compréhension de l’histoire et du caractère des différents groupes qui l’habitent.»
Dans la même lancée, elle donne un exemple plus qu’actuel et pertinent pour le Canada et le Québec :
«Notre monde regorge de stéréotypes culturels et religieux simplistes, telle l’équation facile entre islam et terrorisme.»
Et vlan dans les dents!
Elle insiste par la suite sur l’importance d’apprendre au moins une langue étrangère (ce qui n’est pas assez fréquent dans son pays, les États-Unis, et y entraîne un manque de considération pour les autres peuples), de s’intéresser aux autres cultures et religions, et d’incorporer aux programmes de l’éducation postsecondaire des cours d’histoire, d’économie, de philosophie (dont sur la justice), de droit, etc. Elle mentionne que cela est de plus en plus difficile, car «Les arts libéraux sont donc menacés à la fois de l’intérieur et de l’extérieur».
Normand Baillargeon disait sensiblement la même chose sur la marchandisation de l’éducation dans son livre Je ne suis pas une PME dont j’ai parlé dans un précédent billet. Cette observation est d’autant plus pertinente pour le Québec en ces temps où on remet justement en question la formation générale dans nos cégeps, comme cette lettre le soulignait récemment en manifestant les mêmes craintes que Mme Nussbaum.
«c’est une formation générale à la carte qui deviendra de plus en plus une formation d’appoint compartimentée et instrumentalisée pour répondre aux stricts besoins du marché du travail.»
Conclusion
Et, elle termine son livre ainsi :
«Les démocraties ont de grandes capacités rationnelles et imaginatives. Elles sont également sujettes à de sérieux défauts de raisonnement, à l’esprit de clocher, aux jugements hâtifs, au manque de rigueur, à l’égoïsme, à l’étroitesse d’esprit. Une éducation tournée uniquement vers le profit sur le marché mondial exacerbe ces défauts, produit des esprits avides et fermés, engendre une docilité nourrie de technique qui menace la vie même de la démocratie, et qui fait certainement obstacle à la création d’une culture mondiale décente.
Si le véritable choc des civilisations se passe, comme je le crois, à l’intérieur de l’âme individuelle, alors que l’avidité et le narcissisme luttent contre le respect et l’amour, toutes les sociétés modernes sont en train de perdre la bataille à vive allure: elles nourrissent les forces qui conduisent à la violence et à la déshumanisation, et échouent à nourrir celles qui conduisent les cultures à l’égalité et au respect. Si nous n’insistons pas sur l’importance cruciale des humanités et des arts, ceux-ci disparaîtront, parce qu’ils ne produisent pas d’argent. Mais ils offrent quelque chose de bien plus précieux : un monde où il vaut la peine de vivre, des individus capables de voir les autres êtres humains comme des personnes à part entière, avec des pensées et des émotions propres, qui méritent respect et sympathie, et des pays capables de dépasser la peur et la méfiance au profit du débat empathique et raisonnable.»
Que dire de plus?
Et alors…
J’ai quasiment le goût de sauter ma question rituelle, lire ou ne pas lire? En effet la réponse est tellement évidente que la question ne se pose même pas. Si je cherche bien fort quelques défauts à ce livre, j’en trouve deux. Tout d’abord, l’auteure se répète parfois. Mais, ces répétitions sont toujours justifiées, car de mêmes faits peuvent être associés à différentes démonstrations. Ensuite, un vrai défaut cette fois, les notes sont à la fin du livre…
Mais, tout cela n’est que vétilles face à un livre lumineux, bien écrit et aussi intéressant!
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