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Retour sur l’impact de l’ajout d’un palier d’imposition au fédéral

10 Mai 2019

Dans un billet datant d’octobre 2018, j’ai présenté et critiqué une étude de l’Institut CD Howe qui s’interrogeait sur l’impact réel de l’ajout au fédéral d’un palier d’imposition qui a porté en 2016 de 29 à 33 % le taux d’imposition maximal des contribuables déclarant 200 000 $ et plus de revenus imposables, ou de 24,2 à 27,6 % pour les contribuables du Québec, en tenant compte de l’«abattement du Québec remboursable» de 16,5 %.

Dans l’estimation qu’il a privilégiée, l’auteur concluait que cette hausse a fait changer les comportements des contribuables gagnant 250 000 $ et plus à un tel point que leur «élasticité du revenu imposable» (ÉRI) aurait été de 0,56, ce qui signifie qu’une baisse de 10 % du revenu laissé aux contribuables entraînerait une baisse de 5,6 % des revenus que ces contribuables ont déclaré (notamment parce qu’ils et elles auraient moins travaillé). C’est énorme.

Pour arriver à ce résultat, l’auteur a comparé les données fiscales de 2014 à 2016 des contribuables gagnant 250 000 $ et plus à un scénario contre-factuel basé sur les revenus déclarés par les contribuables ayant gagné entre 100 000 $ et 250 000 $. J’ai critiqué cette méthode sur deux aspects. Tout d’abord, l’auteur a utilisé des données fiscales préliminaires pour 2016 en les comparant aux données finales des années précédentes, alors que les données préliminaires sont fondées sur un peu moins de 95 % des déclarations de revenus. J’ai estimé que cette méthode surestimait ses résultats d’environ 15 %, car l’ÉRI aurait été d’environ 0,48 s’il avait utilisé une estimation des données finales basée sur la différence entre ces données au cours des quatre années précédentes.

Mais, je critiquais surtout la façon dont l’auteur a conçu son scénario contre-factuel, car il a supposé que, s’il n’y avait pas eu l’ajout d’un palier d’imposition, les contribuables gagnant 250 000 $ et plus se seraient comportés comme ceux et celles gagnant entre 100 000 $ et 250 000 $, alors que les données historiques montraient un comportement différent. En tenant compte de ce comportement différent (la croissance du revenu des contribuables gagnant entre 100 000 $ et 250 000 $ est historiquement plus élevée que celle du revenu des contribuables gagnant 250 000 $ et plus), j’ai estimé que l’ÉRI aurait été de -0,07 (au lieu de 0,56!), ce qui aurait voulu dire que le comportement de ces contribuables aurait été de travailler davantage (peut-être pour compenser la baisse de leurs revenus due à la hausse de l’impôt). Cela dit, je concluais que cette estimation reposait sur des hypothèses non vérifiées et qu’il faudrait attendre quelques années avant de pouvoir conclure. Ce résumé peut sembler difficile à suivre, alors je vous invite à consulter mon billet précédent si le détail de cette analyse vous intéresse.

Étude du directeur parlementaire du budget

Le directeur parlementaire du budget (DPB) a publié le 18 avril dernier une étude intitulée Regard nouveau sur la réduction de l’impôt de la classe moyenne, dans laquelle il estimait l’impact de la baisse du taux d’imposition du deuxième palier de l’impôt fédéral en 2016 (de 22 à 20,5 %) et de l’ajout du palier que j’ai mentionné précédemment la même année. Je ne présenterai et commenterai que cette partie de l’étude (à partir de la page 14).

Le DPB a eu accès à des données fiscales finales et plus détaillées que celles diffusées sur le site de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Il a donc pu isoler les données sur les contribuables ayant déclaré un revenu imposable supérieur à 197 000 $, groupe qui correspond davantage aux contribuables touchés par la hausse du dernier palier d’imposition (200 000 $ et plus de revenu imposable) que celui retenu dans l’étude de l’Institut CD Howe (250 000 $ et plus de revenu total).

Le graphique ci-contre montre que, comme dans les données utilisées par l’Institut CD Howe, les revenus déclarés par les contribuables ayant un revenu imposable de 197 000 $ et plus a augmenté tout d’un coup en 2015 avant de diminuer encore plus en 2016, surtout du côté des dividendes (zone jaunâtre), mais aussi, dans une moindre mesure, du côté des revenus d’emplois (zone en bleu). Ces mouvements s’expliquent par leur stratégie de transférer une partie de leur revenu à l’exercice 2015 pour déclarer un revenu moindre les années suivantes, alors que le taux d’imposition serait plus élevé.

Aussi en raison de son accès à des données plus détaillées, le DPB a pu comparer le comportement de ces contribuables avec un groupe non touché par la hausse de ce palier d’imposition, soit les contribuables ayant déclaré un revenu imposable de 142 001 $ à 197 000 $. Le DPB note à cet effet que le groupe comparatif retenu par l’étude de l’Institut CD Howe, les contribuables ayant déclaré entre 100 000 $ et 250 000 $, comprend en fait des contribuables ayant déclaré un revenu imposable supérieur à 200 000 $ et donc touchés par la hausse du palier d’imposition, ce qui fausse la comparaison. Je dois avouer que cette observation m’avait échappé, mais, compte tenu du manque de détails des données diffusées sur le site de l’ARC, je ne peux pas reprocher à l’auteur de l’étude de l’Institut CD Howe de les avoir utilisées.

Le graphique ci-contre compare l’évolution de la croissance des revenus déclarés par les deux groupes de revenus de 2009 à 2016. En commençant son graphique en 2009, le DPB voulait voir si les tendances historiques du groupe de référence (ligne jaunâtre), soit les contribuables ayant déclaré un revenu imposable de 142 001 à 197 000 $, correspondaient assez bien avec celles du groupe à revenu élevé (ligne bleue). On voit que c’est le cas, mais comme le revenu du groupe de référence croît plus rapidement que celui du groupe à revenu élevé (ce que j’avais aussi observé dans mon billet, comme je l’ai mentionné plus tôt), l’échelle de gauche de son graphique, qui s’applique à la croissance du groupe de référence, augmente plus fortement que l’échelle de droite qui s’applique au groupe à revenu élevé. En effet, on voit que le sommet de l’échelle de gauche est de 30 %, niveau 25 % plus élevé que le sommet de l’échelle de droite (24 %). Et même là, on peut constater que la courbe du groupe de référence est en général au-dessus de celle du groupe à revenu élevé, ce qui veut dire que la différence de croissance est un peu plus élevée que 25 %.

Le DPB procède ensuite de la même façon que l’auteur de l’étude de l’Institut CD Howe (qu’il cite d’ailleurs à cet effet) et avec les mêmes hypothèses, soit que les deux tiers du revenu devancé en 2015 seront réduits en 2016 (le reste les années suivantes). Le graphique ci-contre illustre ce processus. La ligne bleue représente les revenus imposables totaux déclarés réellement par le groupe à revenu élevé et la ligne pointillée, son scénario contre-factuel, c’est-à-dire les revenus imposables totaux que ce groupe aurait déclarés s’il n’avait pas devancé la déclaration d’une partie de ses revenus en 2015, scénario basé sur le comportement réel du groupe de référence, en le corrigeant des différences de comportement entre les deux groupes au cours des années précédentes (l’écart d’un peu plus de 25 % dont j’ai parlé plus tôt).

Selon ces hypothèses et ce scénario contre-factuel, le DPB estime que le groupe à revenu élevé a devancé ses revenus en 2015 d’une somme atteignant 21,7 milliards $ et qu’il a déclaré des revenus inférieurs de 13,4 milliards $ en 2016. Or, les deux tiers de 21,7 milliards $ représentent 14,5 milliards $. Cela signifierait que le groupe à revenu élevé aurait changé son comportement en déclarant 1,1 milliard $ de plus de revenus imposables que ce qu’il aurait déclaré sans l’ajout d’un palier d’imposition. Ainsi, son «élasticité du revenu imposable» (ÉRI) aurait été négative! Il ne dit pas de combien, mais j’estime que cet ÉRI aurait donc été autour de -0,10, pas bien loin de mon estimation de -0,07! Affirmant qu’il «est peu probable que les particuliers à revenu élevé aient travaillé davantage en 2016 et que cela ait neutralisé en partie la baisse de leur revenu imposable», le DPB rejette ce résultat! Pourtant, comme je l’ai mentionné plus tôt, cela est tout à fait possible que des gens aient décidé de travailler davantage pour compenser la baisse de leurs revenus due à la hausse du taux d’imposition. Je ne dis pas que c’est ce qui s’est réellement passé, je suis plutôt sceptique sur l’exactitude de ce genre d’exercice, mais que ce n’est pas impossible, tout comme les médecins du Québec ont décidé de travailler moins d’heures quand leur rémunération a été augmentée, probablement parce qu’ils et elles pouvaient faire le même revenu qu’avant la hausse de leur rémunération en moins d’heures, alors que la théorie économique classique prétend que la hausse de leur rémunération aurait dû les inciter à travailler davantage. Mais, bon, passons.

Rejetant ce résultat, le DPB avance que le groupe à revenu élevé n’a pas reporté les deux tiers du revenu devancé en 2015, mais seulement 61,9 %, soit les 13,4 milliards $ de son exercice. Mais, même avec ce changement d’hypothèse en cours de route, cela donne une ÉRI de 0. Il en conclut que, selon ce scénario, «les particuliers à revenu élevé n’ont pas travaillé moins malgré la hausse du taux maximal d’IRP à 33,0 %». C’est déjà bien différent de la conclusion du scénario semblable de l’étude de l’Institut CD Howe qui arrivait à une ÉRI de 0,56, qui, je le rappelle, signifierait qu’une baisse de 10 % du revenu laissé aux contribuables aurait entraîné une baisse de 5,6 % des revenus déclarés par ces contribuables.

Comme il est de mise dans ce genre d’étude, mais aussi parce que ce résultat «tranche» avec ceux de ses estimations antérieures (ÉRI estimée à 0,38 en 2016) et celles d’autres auteur.es, le DPB utilise d’autres hypothèses et obtient des ÉRI positives de 0,17, 0,20 et 0,42 (dans ce cas avec seulement 50 % des revenus devancés en 2015 soustraits en 2016, au lieu des deux tiers, et un comportement identique à celui du groupe de référence, même si on sait que leur comportement historique n’a pas été le même). Par contre, il n’utilise pas d’hypothèses allant dans l’autre sens de celles de son scénario de référence, ce qui est pourtant de mise habituellement, par exemple avec les trois quarts des revenus devancés en 2015 réduits en 2016, car cela lui aurait donné des ÉRI encore plus négatives (autour de -0,3, avec l’hypothèse que je viens de faire).

Je termine en mentionnant que, dans la note 19 de son étude, le DPB souligne exactement ce que je reprochais le plus à l’étude de l’Institut CD Howe, soit que, dans cette étude, «le scénario contre-factuel pour le groupe à revenu élevé ne prend pas en compte la corrélation historique (antérieure à l’annonce et à l’entrée en vigueur du nouveau taux) entre le groupe à revenu élevé et son groupe de référence». Je ne le répéterai jamais assez, toujours lire les notes!

Et alors…

Il est toujours gratifiant de voir qu’une de nos analyses est partagée par une institution comme celle du DPB. Cette étude valide aussi bien le reproche que je faisais à l’étude de l’Institut CD Howe (ne pas avoir tenu compte des données historiques entre la hausse des revenus des contribuables gagnant entre 100 000 $ et 250 000 $ et celle des contribuables gagnant 250 000 $ et plus) que mon estimation de l’ÉRI (légèrement négative) qui, elle, tenait compte des données historiques, comme celle du DPB. Cela dit, je ne peux que conclure comme je le faisais dans mon billet précédent, soit que je suis sceptique face à la précision de ce genre de modèle et qu’il est beaucoup trop tôt pour pouvoir estimer les modifications des comportements des contribuables à revenu élevé face à l’ajout de ce palier d’imposition (s’il y en a eus).

On peut bien élaborer des scénarios en supposant que ces contribuables ont diminué leur revenu de 2016 de 50 %, 66 2/3 % ou 75 % du revenu devancé en 2015, on n’en sait en fait rien. Or, selon ces hypothèses, l’ÉRI passerait d’un niveau négatif important à un niveau positif tout aussi important. Ce cas est en plus particulier, alors que la majeure partie des revenus supplémentaires déclarés en 2015 fut formée de dividendes. En effet, le DPB note que la déclaration de dividendes par ces contribuables a ajouté 10,3 points de pourcentage à la croissance de leur revenu imposable en 2015 et y a soustrait 9,9 points de pourcentage en 2016, une proportion semblable. Est-ce à dire que les dividendes déclarés en 2016 ont retrouvé leur niveau de 2014 sans être réduits par une certaine proportion de ceux qui ont été devancés en 2015? On ne le sait pas. Il faudra attendre quelques années (au moins deux, si on adopte la méthode utilisée par Emmanuel Saez dans cette étude, la troisième que j’ai présentée dans ce billet) pour pouvoir vraiment se faire une idée sur cette question. Le DPB ajoute que la déclaration de revenus de travail par ces contribuables a ajouté 5,8 points de pourcentage à la croissance de leur revenu imposable en 2015 et y a soustrait 8,2 points de pourcentage en 2016, soit à un niveau plus bas qu’en 2014, laissant voir cette fois qu’une bonne portion des revenus de travail devancés en 2015 ont été réduits en 2016.

Par ailleurs, l’ARC a publié les statistiques fiscales finales pour 2016 vers la fin avril. Non seulement sont-elles fortement différentes de celles utilisées (statistiques préliminaires) dans l’étude de l’Institut CD Howe, mais elles sont encore plus élevées que celles que j’avais estimées en me basant sur les écarts des années précédentes entre les statistiques préliminaires et les statistiques finales, la différence entre ces données ayant été nettement plus élevée en 2016 qu’au cours des années précédentes (par exemple, revenus totaux plus élevés de 9,3 %, bien plus que la moyenne de 6,7 % de 2012 à 2015). En conséquence, alors que l’étude de l’Institut CD Howe avait estimé que les recettes d’impôt provenant des contribuables ayant déclaré des revenus totaux de 250 000 $ et plus avaient baissé de 6,8 milliards $ en 2016 et que j’avais évalué cette baisse à 5 milliards $ avec mon estimation des statistiques finales, cette baisse fut finalement de 4,2 milliards $, soit 37 % de moins que le montant estimé par l’auteur de l’étude et 15 % de moins que mon estimation! Cela montre, comme je le disais dans le billet précédent, que l’utilisation de données préliminaires peut fausser grandement les résultats de ce genre d’exercice. Mais, même en utilisant les bonnes données, je répète qu’on ne peut pas savoir avec certitude l’ampleur du changement de comportement des contribuables à revenu élevé et qu’on ne pourra pas le savoir avant quelques années et, même là, sans certitude!

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