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Charité bien ordonnée…

23 février 2011

Par Darwin – Ce billet est mon quatrième sur les dons de charité. Dans mon troisième, je disais pourtant penser en avoir terminé avec ce sujet… On dirait bien que non !

Tout a commencé lorsque j’ai appris que Guy A. Lepage avait invité Brigitte Alepin, comptable et fiscaliste, pour son émission Tout le monde en parle. Je ne connaissais pas cette dame, mais juste le titre de son dernier livre, La crise fiscale qui s’en vient, me donnait le goût d’écouter cette entrevue. En m’informant sur ce bouquin, j’ai appris qu’il abordait des sujets qui m’intéressent beaucoup : «Elle expose, de façon simple et éclairante, les conditions nouvelles qui aggravent cette crise : la multiplication des fondations caritatives, l’essor du commerce électronique, le recours croissant aux paradis fiscaux, la concurrence entre États pour attirer les grandes entreprises, etc.»

Hum, «la multiplication des fondations caritatives»… Comme j’avais abordé la question des organismes de bienfaisance dans un précédent billet, cette entrevue m’attirait encore davantage ! Or, j’ai appris que, pour une rare fois, M. Lepage a décidé de ne pas présenter du tout cette entrevue !

Bon, je pourrais m’insurger contre les choix de M. Lepage, qui semble toujours privilégier les «vedettes» déjà connues pour son émission et présenter de moins en moins d’invités qui m’intéressent, mais, bon, ce n’est pas l’objet de ce billet…

Toujours alléché, je me suis procuré son livre le plus connu, paru en 2004, Ces riches qui ne paient pas d’impôts, titre qui me rappelait un autre de mes billets, Ces contribuables qui ne paient pas d’impôt… Mais, moi je parlais des pauvres, elle, des riches ! Dans le résumé de ce livre, j’ai constaté qu’elle abordait encore là les dons de charité, et y expliquait que «la famille Chagnon s’est dotée, lors de la vente de Vidéotron, d’une fondation de 1,4 milliard à même les impôts». La famille Chagnon… j’en avais aussi parlé. Coudonc, tout le monde en parle de cette fondation !

Fondation Chagnon

Dans ce billet, j’analysais entre autres les décisions et le financement de l’organisme Avenir d’enfants, financé à 60 % par la Fondation Chagnon et à 40 % par le gouvernement. Après avoir calculé que l’État avait financé à environ 50 % la création de la Fondation Chagnon, j’en arrivais à la conclusion que Avenir d’enfants était en fait financé à seulement 30 % par cette fondation et à 70 % par le gouvernement, qui, malgré cette participation fortement majoritaire, n’avait pas un mot à dire sur l’utilisation de ces sommes. En fait, en lisant le bouquin de Brigitte Alepin, j’ai réalisé que je sous-estimais grandement la créativité de nos riches philanthropes

Dans son bouquin, Mme Alepin affirme en effet que :

  • les Chagnon ont reçu 1,84 milliard $ de la vente de leurs actions de Vidéotron en octobre 2000;
  • l’État, surtout par la Caisse de dépôt et de placement, a subventionné une partie importante de cette fortune;
  • l’État a modifié ses règles fiscales (et même de façon rétroactive) pour permettre aux Chagnon de bénéficier de déductions d’impôts s’élevant à 1,03 milliard $ sur un don de 1,38 milliards $ à la Fondation Chagnon (voir le rapport financier de la première année de sa création à la ligne 100), soit un taux de 74,6 %, taux bien supérieur au quelque 50 % que j’avais calculé dans mon billet;
  • cette fondation, dont un des objectifs est de «permettre aux enfants pauvres de se tirer d’affaires dans la vie», bénéficiait en 2002 d’un portefeuille cinq fois plus élevé que celui du Fonds de lutte contre la pauvreté du gouvernement du Québec;
  • et j’en passe…

Elle se demande finalement si les gouvernements n’auraient pas plus de moyens pour lutter contre la pauvreté s’ils n’avaient pas accordé ces déductions à une famille ultra riche.

Bref, si ces affirmations sont exactes, Avenir d’enfants n’est pas financé à 70 % par le gouvernement, mais bien à 85 % (75 % x 60 % = 45 %, + le 40 % de sa contribution directe = 85 %) et à seulement 15 % par la Fondation Chagnon. En échange de sa contribution de 85 %, quel est le niveau de décision que l’État obtient face aux activités entreprises par Avenir d’enfants ? Aucun. Il n’a rien à dire, comme nous, les citoyens, n’avons aucun accès à l’information sur ces activités.

Organismes religieux

Dans le premier billet que j’ai écrit sur les dons de charité, je montrais que le fait que les Québécois donnent moins que les Canadiens du reste du Canada aux organismes religieux explique près des deux tiers de la différence entre la valeur des dons de charité donnés par les Québécois et celle donnée par les Canadiens du reste du Canada. Cela dit, les dons à ces organismes demeurent, même au Québec, le type de don le plus répandu, soit environ le tiers de la valeur des dons faits en 2004 par les Québécois.

Dans un autre chapitre, Brigitte Alepin étudie quelques cas d’abus dans ce domaine. Elle y affirme que :

  • on a pu prouver qu’au moins deux organismes religieux remettaient des reçus de charité d’une valeur cinq fois plus élevés que la valeur réelle des dons;
  • la valeur de ces fraudes se serait élevée à respectivement 10 millions $ et plus de 60 millions $;
  • un autre organisme aurait été à la base de fraudes en vendant des livres au cinquième de leur valeur aux livres (gag) en encourageant les acheteurs à faire don de ces livres à des organismes religieux qui leur remettaient des reçus pour la valeur «marchande» de ces livres (cinq à six fois plus que le prix de l’achat);
  • selon les calculs de l’auteure, pour que cette combine soit payante pour les concepteurs de cette magouille, l’organisme religieux a dû émettre pour au moins 30 millions $ de reçus pour l’impôt…

Et alors…

Que les manœuvres décrites par l’auteure soient légales ou pas (certaines le sont), elles illustrent bien le malaise dont je faisais part dans les trois premiers billets que j’ai rédigées sur le sujet. Ce qu’on appelle «dons de charité» regroupe autant des dons à des organismes qui tentent de soulager les misères humaines qu’à d’autres qui défendent des politiques allant à l’encontre de la redistribution des richesses (comme l’Institut économique de Montréal et l’Institut Fraser) ou encore à des organismes religieux et à des fondations d’hôpitaux et d’établissements scolaires. Là, on voit en plus qu’une partie de ces dons ne sert qu’à réduire les impôts des riches.

Comment évaluer au bout du compte l’efficacité des milliards $ auxquels l’État renonce pour permettre à des organismes de tout type de réaliser des activités dont on ignore les retombées ? Comment croire que nos gouvernements n’examinent pas de plus près l’efficacité de ces dépenses fiscales, qui s’élevaient à 2 milliards $ en 2006 au fédéral, uniquement pour les dons des particuliers, ce qui n’inclut pas l’exonération des taxes de ces organismes de «bienfaisance» (taxes de vente et souvent municipales), les dons des entreprises et l’équivalent au gouvernement provincial ? Et surtout, comment croire les libertariens qui crient sur tous les toits que la charité sans contrainte et sans avantages pourrait remplacer des programmes étatiques de redistribution des richesses ?

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13 commentaires leave one →
  1. koval permalink*
    24 février 2011 7 h 45 min

    J’ai lu tout cela il y a déjà 4-5 ans dans les livres du prof Lauzon. J’ai été profondément choquée d’apprendre ça. J’ai suivi les péripéties de la famille Chagnon et c’est scandaleux, il n’y a pas d’autres mots.

    C’est tellement gros que j’ai cru que ces gens exagéraient (Lauzon et Alepin) mais je ne trouve pas de contestation en règle de ces propos…

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  2. 24 février 2011 18 h 27 min

    «J’ai lu tout cela il y a déjà 4-5 ans dans les livres du prof Lauzon»

    Certaines études du prof Lauzon sont en effet citées dans le livre de Brigitte Alepin. Même s’il charrie parfois, il a quand même produit des études crédibles.

    «C’est tellement gros que j’ai cru que ces gens exagéraient»

    Tu remarqueras que j’ai écrit «elle affirme».avant de citer ses observations. Cela dit, les sources me semblent crédibles. Et, comme tu le dis, je n’ai jamais entendu parler de contestation de ses propos, même si son livre date de 2004.

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  3. 25 février 2011 8 h 05 min

    André Chagnon a amassé sa fortune alors qu’il était l’actionnaire majoritaire de Vidéotron en substantielle partie aux dépends des abonnés du câble de la région de Québec. Il se finançait à même le non-financement de notre télé communautaire. J’ai documenté l’affaire pour obtenir le financement d’un recours collectif. Sans succès.

    2. Au cours de la période 1980 à 2001, les opérations de Vidéotron était sous la surveillance du CRTC. À chaque renouvellement de licence pour Québec, en 1986, 1990 et 1995, le Conseil a reproché à Vidéotron le sous-financement de sa programmation communautaire.

    Lors du renouvellement de mai 1995, le Conseil a forcé par condition de licence Vidéotron à financer la programmation communautaire selon sa politique et n’a accordé la licence que pour deux ans.

    Dans la décision de 1997, on constate que Vidéotron s’est soumise. Elle a alors obtenu une nouvelle licence pour sept ans, sur la base d’une demande de renouvellement où elle promettait de maintenir le niveau de financement de 1995-1997. Documents 9 à 12.

    3. À l’aide de chiffres fournis par le CRTC en février 1998 et des États financiers de Télécomm 9, l’organisme sans capital action qui a opéré le canal communautaire pour Vidéotron dans la région de Québec, j’ai estimé la valeur brute du sous-financement à environ 21 millions, à raison de 500 mille à deux millions par année.

    Donc, les résidants du territoire de câblodistribution ont été appauvris par manque du service attendu par le CRTC, en vertu de sa politique, son règlement et de la Loi sur la radiodiffusion. Documents 8 à 11, 17 à 20, 28 ou 29.

    Comme disait le père Gédéon incarné par Doris Lussier, au dessus de 40 000 $, ce n’est pas du vol mais de la haute finance.

    De mémoire, André Chagnon a fait fortune en 1985 dans une opération financière impliquant la Caisse de Dépôt et Placement.
    Léo-Paul Lauzon avait exposé dans une étude.

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  4. 25 février 2011 17 h 35 min

    @ Robert Lachance

    Merci pour cette information complémentaire !

    «De mémoire, André Chagnon a fait fortune en 1985 dans une opération financière impliquant la Caisse de Dépôt et Placement.»

    C’est ce que racontre Brigitte Alepin dans son livre.

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  5. Yves permalink
    25 février 2011 20 h 57 min

    C’est un billet important et très intéressant, Darwin.
    Merci!

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  6. Yves permalink
    25 février 2011 20 h 57 min

    « Je trouve en effet important qu’on réalise que ce qu’on appelle de la philanthropie est trop souvent qu’un moyen pour les plus riches de ne pas contribuer au fonctionnement démocratique de la société »

    Tout à fait d’accord. C’est malheureux que se soit un sujet tabou dans les médias conventionnels.

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  7. 25 février 2011 21 h 26 min

    @ Yves

    «C’est un billet important et très intéressant»

    Merci, c’est gentil ! 😉

    «C’est malheureux que se soit un sujet tabou dans les médias conventionnels.»

    Peut-être que Brigitte Alepin en parlait à Tout le monde en parle, on ne le saura jamais.

    Je me souviens quand, à cette émission, Micheline Lanctôt avait invectivé Guy Laliberté et son One drop, reprochant justement à ces riches de privilégier leurs priorités individuelles. Si la nièce de Céline Dion avait eu la leucémie plutôt que la fibrose kystique, est-ce que la recherche sur la leucémie avancerait plus vite et celle sur la fibose kystique moins vite ? Peut-être pas, car il y a eu le fils bruneau avec la leucémie…

    Sarcasme à part, ces causes sont toutes importantes, mais devraient êtrre encouragées par des décisions rationnelles, pas par les coups de coeur des vedettes.

    Et il y a tant d’autres exemples…

    Et on continue à aduler les artistes qui déménagent en Irlande ou à Monaco pour payer moins d’impôts (et déménagent en Suisse quand les règles changent en Irlande)…

    Ah, la misère des riches…

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  8. Yves permalink
    26 février 2011 4 h 40 min

    C’est pour cela que toi et moi on sera jamais milliardaire, parce que je crois que pour devenir riche il faut oublier son côté humain.

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  9. 26 février 2011 6 h 54 min

    « j’ai estimé la valeur brute du sous-financement à environ 21 millions, à raison de 500 mille à deux millions par année. »

    À l’époque du sous financement de notre télé communautaire Vidéotron chargeait 19,56 % d’intérêt pour le retard à acquitter ses factures.

    À ce taux d’intérêt appliqué aux montants annuels de sous financement que j’avais estimés de 1980 à 1997, la réclamation pour les abonnés de la région de Québec au 31 août 2004 s’élevait à 432 528 643 $. C’est près du tiers du 1,4 de milliards consentis par les Chagnon à la Fondation Lucie et André Chagnon quelques années plus tard.

    À l’aide au recours collectif, on avait conclu qu’il ne me revenait pas de réclamer au nom des résidents de Québec. Ça appartenait au CRTC ou à Télécom9 l’organisme sans but lucratif qui opérait la télé communautaire.

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  10. 28 mars 2013 13 h 35 min

    Même si j’ai des réserves avec la conclusion de cet article, il présente clairement la question des fondations aux États-Unis et leurs conséquences sur la démocratie dans un monde où, les inégalités se creusant, les riches contrôlent une part sans cesse grandissante des décisions sur les biens communs. Merci encore à Ianik Marcil qui a fait mention de cet article!

    http://www.bostonreview.net/BR38.2/ndf_rob_reich_foundations_philanthropy_democracy.php

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