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Le transport de pétrole en train et ses mythes

29 août 2015

pétrole en trainAvez-vous déjà vu le graphique de l’image qui accompagne ce billet? Il provient d’un article de Radio-Canada publié au début du mois de juillet 2015, deux ans après la tragédie de Lac-Mégantic. Ce graphique et le titre de l’article (Trois fois plus de pétrole sur les rails et toujours les mêmes wagons fragiles» frappent l’imagination et furent donc amplement repris dans les réseaux sociaux, notamment par Martine Ouellet. Québec solidaire a aussi repris cet article, mais sans ce graphique.

Si toutes les personnes qui ont commenté les statuts de Mme Ouellet et de QS s’indignaient avec raison de cette augmentation scandaleuse, aucune d’entre elles ne s’est demandé quelle était la source des données qu’on voit sur ce graphique. En fait, personne n’a remarqué qu’on peut lire sous le chiffre 700 000 à la droite du graphique, chiffre qui sert à justifier le titre de l’article, que cette donnée est pour la fin de 2016… La source de ces données n’est pas indiquée au bas du graphique (comme on doit le faire), mais on peut lire dans l’article que «Entre la fin 2013 [après la tragédie de Lac-Mégantic] et la fin 2016, il aura plus que triplé, selon une estimation documentée par Transports Canada». Il s’agit donc d’une estimation jusqu’en 2016 faite par un ministère qui, et c’est le moins qu’on puisse dire, n’a pas vraiment la confiance du public. Mais, bon, comme ces données correspondent à ce que tout le monde croit, personne n’a pensé à s’interroger sur leur exactitude…

Le graphique

Ce graphique, qu’on peut voir plus clairement ici, ne contient que trois données. La première date de 2009, année au cours de laquelle on aurait transporté seulement 1000 barils par jour dans tous les trains circulant au Canada, chiffre tellement bas qu’il aurait dû susciter au moins un questionnement. Ce chiffre provient d’une affirmation de l’Association des chemins de fer du Canada qui a déjà affirmé (notamment dans cet article) qu’il n’avait circulé que 500 wagons de pétrole en 2009. En tenant compte du fait qu’un wagon contient 600 barils de pétrole selon ce texte de l’Association des chemins de fer du Canada (mais 720, selon cet autre article…), il se serait donc transporté 300 000 barils de pétrole en 2009, soit environ 820 par jour, ce qui correspond assez bien à l’ordre de grandeur du 1000 du graphique. Or, comme je l’ai montré dans ce billet, les données de Statistique Canada (tableau cansim 404-0002) montrent plutôt qu’il a circulé 63 000 wagons transportant du pétrole ou du mazout en 2009, ce qui représente un peu plus de 100 000 barils par jour, soit 100 fois plus que ne l’indique ce graphique ou que ce qu’affirme l’Association des chemins de fer du Canada… Or, les données de Statistique Canada ne sont pas une estimation, mais un recensement, puisque «Aucun échantillonnage n’est fait, les données étant recueillies pour toutes les unités de la population cible». On voit donc que cette donnée est très, très fortement inférieure à la réalité.

La deuxième donnée, qui parle de 200 000 barils par jour vers la fin 2013 est plus réaliste, les données de Statistique Canada indiquant qu’il s’est transporté en moyenne 270 000 barils par jour en moyenne de juillet à décembre 2013. L’estimation de Transports Canada est un peu faible, mais acceptable. Il est fort possible qu’elle fut faite avant que les données complètes soient disponibles, car, si Transports Canada s’est encore une fois fié aux données de l’Association des chemins de fer du Canada, celle-ci parlait dans ce document de «130 000 et 140 000 wagons complets» en 2013, alors que les données de Statistique Canada ont compilé près de 165 000 wagons cette année-là.

Je ne peux bien sûr pas commenter la troisième donnée, car elle est une estimation pour la fin de 2016 et les données pour cette période ne sont pas encore disponibles… Blague à part, on peut tout de même regarder les données plus récentes pour voir si la tendance depuis la tragédie de Lac-Mégantic s’approche de celle montrée sur ce graphique. Comme nous sommes à peu près à mi-chemin entre la fin 2013 et la fin 2016, on devrait donc en être rendu à environ 450 000 barils par jour. Par contre, on ne sait pas quand la prévision de Transports Canada a été faite, avant ou après la baisse récente des prix du pétrole (même si le niveau montré pour 2013 nous inciterait à penser que cette prévision a été faite avant même la fin de 2013; mais cela demeure une hypothèse, l’article de Radio-Canada ne fournissant pas cette précision). Cela pourrait bien sûr influencer cette prévision. Mais, cesse de raisonnement, regardons les données disponibles!

Transport de pétrole depuis 2008

Le graphique qui suit montre justement l’évolution du nombre de wagons transportant du pétrole et du mazout depuis 2008 (un an avant la donnée de départ du graphique précédent pour mieux voir l’évolution). Je signale que ces données ont été mises à jour cette semaine.

pétrole en train1

Comme on peut le voir clairement, le nombre de wagons transportant du pétrole ou du mazout est demeuré assez stable entre 2008 et 2011. On voit aussi que, si le nombre de wagons transportant du pétrole et du mazout a augmenté l’année après la tragédie de Lac-Mégantic, il a depuis diminué de façon notable. En fait, ce nombre est même rendu inférieur à ce qu’il était en 2013. Le nombre de wagons transportant du pétrole et du mazout, au lieu de tripler comme en a conclu Mme Ouellet en regardant le titre de l’article de Radio-Canada et son graphique (qui se terminait pourtant à la fin de 2016), a plutôt diminué de 8 % entre les six premiers mois de 2013 et les six premiers mois de 2015. En conséquence, au lieu d’avoir 450 000 barils par jour qui circulent en train en juin 2015 comme le graphique de Transports Canada nous le laisse penser, il y en a eu en fait 226 000, soit la moitié de cette prévision. Il semble donc clair que la baisse du prix du pétrole a eu un effet sur le transport de pétrole en train. Je doute en effet fortement que la diminution récente du volume de pétrole transporté en train soit due aux craintes ou aux demandes de la population!

Et alors…

Soyons clair, je déplore tout autant que Mme Ouellet et que Québec solidaire qu’on transporte un produit aussi dangereux à travers nos villes et nos villages. J’ai d’ailleurs signé cette semaine la pétition de l’Assemblée nationale sur l’«Opposition au transport ferroviaire de produits pétroliers au Québec» et j’invite toutes les personnes qui lisent ce billet à le faire (même celles qui ne le lisent pas!). Et je me suis inquiété avant la tragédie de Lac-Mégantic de la croissance de ce transport. Même si le nombre de ces trains n’augmente pas, il y en a déjà trop!

Par contre, je déplore qu’on fasse circuler des graphiques sans s’interroger sur leur validité. Il est certain que si on a une confiance infinie aux données véhiculées par les journalistes de Radio-Canada, on peut bien les gober sans se poser de question. Mais, j’ai l’impression qu’on les croit davantage quand elles valident nos impressions que quand elles les contredisent!

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10 commentaires leave one →
  1. Gilbert Boileau permalink
    29 août 2015 13 h 08 min

    Merci de mettre les données à jour. Ceci souligne le manque de rigueur des journalistes, navrant de la part de Radio-Canada.

    Aimé par 2 personnes

  2. Raymond Lutz permalink
    29 août 2015 13 h 31 min

    Belle trouvaille sur le trafic ferroviaire. Oui, « on croit davantage [les données] quand elles valident nos impressions que quand elles les contredisent » et c’est même une caractéristique PHYSIOLOGIQUE du cerveau. Les psychologues et neurobiologistes confirment recherches après recherches que nous sommes câblés pour ignorer les informations qui ne correspondent pas à nos a priori. Trait évolutif?

    Ça vient un peu ternir l’espoir en une humanité qui évoluerait vers la sagesse… Et ça explique en partie le climato-scepticisme, l’économie orthodoxe… les religions.

    À ce titre, voir « Don’t Even Think About It, Why Our Brains Are Wired To Ignore Climate Change » http://climateconviction.org/

    Ce biais cognitif est aussi la raison pour laquelle je tente de fréquenter (à petite dose) les blogues qui ne correspondent pas à ma vision du monde et qui me forcent à entrevoir les choses avec leurs yeux. Mais je ne lis pas Martineau, ni n’écoute RadioX (je ne veux pas me péter un anévrisme). Et il y a le beau-frère aussi, à l’occasion.

    PS: Pour le transport ferroviaire, une meilleure métrique serait volume*distance/an plutôt que nombre de wagons/an (mais je présume que ces données ne sont pas compilées à la base, ou le sont mais dans des registres différents).

    Aimé par 1 personne

  3. 29 août 2015 14 h 00 min

    «Ce biais cognitif »

    J’ai de fait failli mentionner directement le biais de confirmation dans ce billet. J’ai aussi écrit beaucoup de textes portant sur ce biais ou au moins le mentionnant. Ce document (http://www.skepticalscience.com/docs/Debunking_Handbook_French.pdf) est particulièrement intéressant sur le sujet, de même que celui-ci (http://www.dartmouth.edu/~nyhan/Misinformation_and_Fact-checking.pdf).

    La démocratie des crédules de Gérald Bronner est un des livres les plus intéressants sur le sujet (j’en ai parlé à https://jeanneemard.wordpress.com/2014/04/21/la-democratie-des-credules/.

    «volume*distance/an»

    En effet, mais je ne connais pas de sources à ce sujet, encore moins spécifiques au transport de pétrole.

    Aimé par 1 personne

  4. Mathieu Lemée permalink
    30 août 2015 20 h 02 min

    Encore un excellent billet avec les nuances que cela implique.

    Aimé par 2 personnes

  5. 31 août 2015 10 h 34 min

    Note que ce qui fait augmenter ou diminuer les volumes n’est pas tant le prix du pétrole, mais plutôt la différence entre le Western Canadian Select et les autres types de pétrole (Brent, WTI…). Le différentiel sur le WCS était à -42 en novembre 2013 et a diminué à $7 en juin. À ce niveau, le coût du transport ferroviaire ne couvre pas le différentiel, ce qui fait en sorte qu’il ne vaut plus la peine d’utiliser ce moyen de transport.

    Le différentiel a atteint $20 à la mi-août, pour redescendre à $15 aujourd’hui.

    Le prix total du pétrole a bien entendu un impact à plus long terme puisque les volumes de production du Bakken commencent à diminuer en ce moment et la diminution va s’accélérer cet automne vu la baisse des investissements en forage observée cet été.

    Mais pour le moment, ce qui explique une baisse des volumes ferroviaires est que le différentiel a fondu à un niveau où ça ne vaut plus la peine d’utiliser des trains pour atteindre des marchés où la denrée se transige à un niveau plus élevé qu’à Edmonton, Hardisty ou Gretna. Un certain niveau de volume ferroviaire sera par contre persistant puisque certains producteurs ont signé des ententes de type « take-or-pay » pour une quantité fixe, donc ils envoient le pétrole peu importe le prix.

    La construction d’oléoducs est le moyen le plus raisonnable et sécuritaire de réduire les volumes ferroviaire à court et moyen terme.

    Note aussi qu’au prix actuel du pétrole, aucun projet de sables bitumineux n’ira de l’avant au cours des prochaines années. Seuls les projets déjà en développement seront complétés d’ici 2018. Nous en sommes donc à un point où la construction d’oléoducs n’aura pas comme impact de favoriser l’expansion des sables bitumineux. Elle ne ferait qu’améliorer la sécurité environnementale et améliorer la balance commerciale canadienne et le budget gouvernemental du fédéral et de l’Alberta.

    Aimé par 1 personne

  6. 31 août 2015 10 h 47 min

    Merci pour ces précisions. Mais ce billet visait essentiellement à montrer l’importance de vérifier les données avant de s’en servir! De fait, l’explication de la baisse de ce transport repose sur plus de facteurs que je ne le mentionnais.

    Assez étrangement, la proportion du pétrole importé au Québec (et au Nouveau-Brunswick), des États-Unis se maintient en 2015, soit plus de la moitié de nos importations internationales (ce qui n’inclut pas le pétrole de l’Alberta). Mais, je ne connais pas de données claires sur la proportion qui nous arrive par bateau (du Texas, ai-je lu) ou par train (du Dakota).

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  7. Raymond Lutz permalink
    1 septembre 2015 14 h 09 min

    « Nous en sommes donc à un point où la construction d’oléoducs n’aura pas comme impact de favoriser l’expansion des sables bitumineux. Elle ne ferait qu’améliorer la sécurité environnementale et améliorer la balance commerciale canadienne et le budget gouvernemental du fédéral et de l’Alberta. » Ouff, je suis sans voix. « Don’t feed the trolls as they say ».

    Non, c’est sûr, construire un oléoduc ne peut pas favoriser l’exploitation. Ah! et on parlait de blind spot cognitif? En voilà tout un! PS, Darwin: merci pour les liens, dont celui sur « la démocratie des crédules ». Je vais réfléchir à l’effet râteau: le 2.5 jours me surprend! Et j’en doute… 😎

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  8. 1 septembre 2015 15 h 52 min

    «Je vais réfléchir à l’effet râteau: le 2.5 jours me surprend! Et j’en doute…»

    Ce problème ressemble à celui de savoir quelle est la probabilité qu’au moins deux personnes aient la même date de naissance dans une classe où il y a 23 personnes. En calculant la probabilité qu’ils n’aient pas la même date de naissance (365/365 x 364/365 x … 343/365), on obtient 49,3 %. La probabilité est l’inverse, soit 50,7 %.

    En appliquant le même principe au problème de l’effet râteau, sachant qu’il y a cinq jours qui permettent que la distance soit au plus de 2,5 jours, on calcule de la même façon (365/365 x 360/365 x 355/365 … 310/365) et on obtient une probabilité de 61 % que l’écart soit de 2,5 jours ou moins. Comme les écarts possibles sont entre 0 et 30 jours (environ), l’espérance du nombre de jours est sûrement un peu plus élevée que lorsque la probabilité est de 50 % (1,8 jours!). Bref, le 2,5 jours me semble tout à fait réaliste (c’est un peu long à calculer, car il faut combiner toutes les probabilités avec le nombre de jours, un peu compliqué pour ma petite tête)!

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