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Deux hypothèses sur la stagnation de l’emploi

12 mars 2016

emplois_stagnationCela fait près de six mois que je n’ai pas commenté les estimations de l’emploi de l’Enquête sur la population active (EPA). La raison en est bien simple : il n’y avait pas grand-chose à dire! Le seul sujet d’intérêt qui ressortait était de savoir comment expliquer la hausse de ces estimations au cours des premiers mois de 2015, hausse qui n’était pas observable avec les données de l’Enquête sur la rémunération et les heures de travail (EERH). J’avais deux hypothèses pour l’expliquer, mais il fallait attendre pour voir si une d’entre elles (ou aucune!) se révélerait plausible. Mais là, on a assez attendu!

Avant d’aborder ces hypothèses et les données qui permettent de trancher (ou pas), je vais présenter, comme je le fais habituellement, les estimations les plus récentes de l’EPA, y compris celles diffusées hier par Statistique Canada.

Les données récentes

Comme je le fais toujours quand je présente les estimations de l’emploi provenant de l’EPA, je vais les comparer avec les données de l’EERH. En effet, les estimations de l’EPA comportent une marge d’erreur importante (la marge d’erreur à 95 % des estimations de l’EPA est d’environ 50 000, celle du changement des estimations pour un mois donné par rapport à celles du mois correspondant de l’année précédente varie entre 57 000 et 61 000, et celle du changement d’un mois au mois suivant tourne autour de 30 000), tandis que celles de l’EERH sont beaucoup plus fiables, sans marge d’erreur, car issues d’un recensement des salariés de toutes les entreprises à partir de leur liste de paye. Malheureusement, on en entend rarement parler, car ces données sont diffusées avec deux mois de retard sur les premières. Par contre, l’EERH ne comptabilise pas les travailleurs autonomes, les salariés du secteur de l’agriculture, les grévistes, les personnes en lock-out et les personnes en congé sans solde, alors que les estimations de l’EPA le font. Ces différences font en sorte qu’il faut toujours être prudent quand on compare les données de ces deux sources. Pour les rendre comparables, je dois donc faire partir les données à 100 (en divisant chaque donnée de chaque série par l’emploi de juillet 2011) dans les deux cas pour qu’on puisse mieux voir l’évolution relative des deux courbes. Et, pour éviter les variations saisonnières, le graphique qui suit utilise les données désaisonnalisées des tableaux cansim 281-0063 et 282–0087.

emplois_stagnation1

Ce graphique montre bien pourquoi je n’ai pas écrit de billet sur l’emploi depuis quelques mois. En effet, malgré certains mouvements mineurs (bien inférieurs aux marges d’erreur), les estimations de l’emploi de l’EPA ont très peu varié depuis le mois d’août, dernier mois que j’ai présenté dans mon précédent billet sur le sujet, si peu que le niveau de l’emploi révélé hier (4 110 000 emplois) est le même qu’en avril 2015 (à 100 près, soit rien…)! Les données de l’EERH ont peut-être diminué de façon significative entre mai et juillet 2015 (de 18 700 emplois), mais cette baisse a presque totalement été effacée au cours des deux mois suivants (hausse de 15 500 emplois), laissant supposer qu’il s’agissait d’une baisse temporaire possiblement due à des conflits de travail ou à des comportements saisonniers inhabituels. Bref, je n’avais guère de matière à commenter. Et, il était un peu tôt pour tester mes deux hypothèses.

Les deux hypothèses

Dans un billet datant de mai 2015, j’émettais deux hypothèses pour expliquer la hausse des estimations de l’emploi de l’EPA au début de 2015. Mon hypothèse favorite était que cette hausse était temporaire. En effet, comme les cohortes des personnes faisant partie de l’échantillon de l’EPA y demeurent pendant six mois, il est fort possible que, si une ou deux cohortes consécutives ont un taux d’emploi plus élevé que la réalité, le nombre d’emplois diminue six mois plus tard lorsque ces cohortes seront remplacées par des cohortes mieux représentatives de la réalité. Or, on peut dire maintenant que cette hypothèse ne s’est pas réalisée, puisque les estimations d’emploi n’ont pas vraiment diminué depuis leur sommet d’avril 2015, mais se sont plutôt stabilisées, comme l’ont fait les données de l’EERH. En passant, la baisse abrupte de ces estimations en juin et leur remontée en juillet sont probablement dues à un retard de la reprise de l’emploi l’été dernier, puisque, ces estimations étant désaisonnalisées, le moindre écart avec le comportement saisonnier habituel prend énormément d’ampleur.

Maintenant que les données de l’EPA et de l’EERH sont disponibles pour toute l’année 2015 (quoique celles de décembre de l’EERH seront révisées, ce qui ne devrait pas avoir d’impact notable sur la moyenne de l’emploi annuel), on peut maintenant comparer la croissance de l’emploi entre les estimations de l’EPA emplois_stagnation2et les données de l’EERH. Le tableau ci-contre montre la croissance de l’emploi de 2012 à 2015 (années couvrant assez bien la période des données du graphique du début du billet) selon trois séries de données (établies selon les tableaux cansim 282-0012 et 281-0023, qui présentent des données non désaisonnalisées) :

  • les estimations de l’EPA à la première ligne ;
  • les mêmes estimations à la deuxième ligne, mais auxquelles j’ai soustrait l’emploi autonome et l’emploi salarié du secteur de l’agriculture, de façon à ce que ces estimations soient davantage comparables avec les données de l’EERH, qui excluent ces emplois (cet exercice ne peut pas être fait avec les données désaisonnalisées que j’utilise pour le graphique du début de ce billet); on notera que cet ajout ne change pas grand-chose, mais il fallait le faire pour exclure la possibilité que la divergence entre les estimations de l’EPA et les données de l’EERH soient dues à la différence dans l’univers des deux enquêtes;
  • les données de l’EERH à la troisième ligne.

Les deux dernières lignes du tableau montrent l’écart en point de pourcentage entre la croissance de l’emploi selon les données de l’EERH et celle tirée des estimations de l’EPA et des estimations ajustées de l’EPA. On peut constater que :

  • la croissance selon les trois sources était relativement semblable en 2012, même si les estimations de l’EPA ont été extrêmement basses à la fin de 2011 et au début de 2012, ces deux écarts importants s’annulant;
  • la croissance selon les estimations de l’EPA (ajustées ou non) fut beaucoup plus forte que celle montrée par les données de l’EERH en 2013; l’examen du graphique du début du billet montre que les estimations de l’EPA (ligne rouge) furent inférieures à celles de l’EERH (ligne bleue) au cours de 11 des 12 mois de 2012 (parfois avec une ampleur importante), tandis qu’elles ont assez bien suivi les tendances des données de l’EERH en 2013; l’écart de croissance en 2013 selon ces sources s’explique donc bien, car il ne fait que rétablir les écarts anormaux de 2012;
  • la croissance selon les trois sources était relativement semblable en 2014;
  • la croissance selon les estimations de l’EPA (ajustées ou non) fut beaucoup plus forte que celle montrée par les données de l’EERH en 2015; cette fois, cet écart est plus difficile à expliquer, car les estimations de l’EPA furent supérieures à celles de l’EERH au cours de chacun des 12 mois de 2015, à moins que la deuxième hypothèse que j’ai émise en mai dernier ne soit la bonne…

Dans le billet de mai dernier, j’ai tout d’abord noté que Statistique Canada avait publié en janvier dernier (voir le paragraphe sur le Remaniement de l’échantillon au bas de l’encadré intitulé «Notes aux lecteurs» de cette page) un avis spécifiant que : «Tous les 10 ans, l’échantillon de l’EPA fait l’objet d’un remaniement pour tenir compte des changements observés dans les caractéristiques de la population et du marché du travail de même que des nouvelles définitions des limites géographiques. L’échantillon remanié a commencé à être introduit en janvier 2015 et sera entièrement mis en œuvre en juin 2015», puis ai ajouté qu’il était bien possible que ce changement soit à la source de la hausse inexpliquée du début de 2015, mais qu’on ne puisse vérifier la solidité de cette hypothèse que dans quelques mois. Cela est maintenant possible (et cela l’est en fait depuis deux ou trois mois, mais j’ai préféré attendre encore un peu pour que la démonstration soit plus solide), d’autant plus qu’on sait, comme je l’ai expliqué plus tôt, que la première hypothèse doit être rejetée.

Alors qu’il n’y avait que trois mois de hausse au début de 2015 quand j’ai émis cette hypothèse, on sait maintenant qu’il y en a une une quatrième consécutive et que les données de l’EERH n’ont montré qu’une très légère hausse au cours de la même période (hausse de 49 000 emplois entre décembre 2014 et avril 2015, ou de 1,2 %, selon les estimations de l’EPA, par rapport à une hausse de 8400 emplois, ou de 0,2 %, selon les données de l’EERH). Les estimations de l’emploi de l’EPA ont certes cessé d’augmenter en mai et ont même plongé en juin (chute pour laquelle j’ai offert une explication crédible quelques paragraphes plus tôt, soit que la hausse habituelle de l’emploi estival a probablement été retardée), mais on peut voir que les tendances d’avril à décembre des estimations de l’EPA et de l’EERH ont été très semblables :

  • baisse de 300 selon les estimations de l’EPA, soit une croissance nulle (ou une baisse de 0,007 %…);
  • baisse de 7400 emplois selon les données de l’EERH, soit une décroissance de 0,2 %.

Bref, les tendances selon les deux sources semblent bien compatibles depuis maintenant huit mois. Si cette hypothèse est vraie, cela voudrait simplement dire que le remaniement de l’échantillon de l’EPA a entraîné une légère hausse du niveau de ses estimations (hausse d’environ 40 000 emplois, soit de 1,0 %), sans véritablement changer les tendances.

Et alors…

Il est bien sûr impossible d’être certain que cette hypothèse est valide. Pour en être certain, il aurait fallu que l’EPA diffuse des données à la fois avec l’ancien échantillon et le nouveau, et d’observer les différences. Or cela n’a pas été fait (ce qui est normal) et on ne pourra jamais être certain que la hausse des estimations de l’emploi de l’EPA au début de 2015 sont vraiment dues aux effets de ce remaniement de l’échantillon. Mais, au moins, nous avons maintenant une hypothèse crédible pour expliquer ce comportement pour le moins étonnant. Et, si cette hypothèse est valide, on a une autre bonne raison de penser que l’emploi au Québec stagne maintenant depuis plus de trois ans…

5 commentaires leave one →
  1. Gilbert Boileau permalink
    12 mars 2016 10 h 40 min

    CQFD . Merci de cette mise au point.

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